Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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« LE SOUTIEN DE LA CANNE » : UN SURNOM DE COMPAGNON

Compagnon cordonnier du Devoir

Les compagnons du tour de France reçoivent le jour de leur passage d’aspirant à compagnon, au cours d’une cérémonie appelée la réception, un « nom de baptême » ou « nom de compagnon ». Selon les métiers, il est formé d’un nom de province suivi d’une qualité (Bordelais la Constance, par exemple), du prénom suivi d’un nom de province chez les menuisiers et serruriers du Devoir (Jean le Tourangeau), d’une qualité suivie de la localité de naissance, chez les tailleurs de pierre, maçons, plâtriers (La Volonté de Vouvray) ou d’une qualité suivie du nom de province, chez les chapeliers, cordiers, toiliers, cloutiers (La Bonté le Provençal).

Notre ami Jean Philippon, compagnon cuisinier des Devoirs unis, s’est livré à une étude sur les 83000 noms de compagnons qu’il a recensés, pour déterminer quels étaient ceux où la canne était à l’honneur. Voici ses conclusions.

On constate tout d’abord que ce surnom ne comporte que trois variantes : « Le Soutien de la Canne » (le plus fréquent), « Le Secret de la Canne » et « L’Ami de la Canne« .

Ensuite, qu’il n’est pas très ancien, compte tenu de l’ancienneté même du Compagnonnage. Le premier recensé à porter le surnom de « Le Soutien de la Canne » semble avoir été un compagnon cordonnier-bottier du Devoir, reçu en 1835.

Ceci correspond à l’importance donnée à la canne au cours de la première moitié du XIXe siècle, lors des multiples affrontements qui opposèrent les compagnons d’associations reconnues et non reconnues, régulières et irrégulières, vrais et dissidents, etc. La canne, qui était un instrument de marche et un objet rituel devient de plus en plus une arme offensive et défensive. Non pas que cette fonction lui était inconnue au XVIIIe siècle, mais sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, elle passe au premier plan.
Par la suite, ce surnom ou ses variantes connaît un grand succès jusque dans les années 1840 (50 porteurs du surnom), puis une nouvelle vague apparaît de 1875 à 1880 (42 porteurs). Il est ensuite donné épisodiquement jusqu’en 1995. Mais il est nettement moins attribué tout au long du XXe siècle (15 porteurs du surnom).
Quelles sont les formes de ce surnom ? Majoritairement, c’est « Le Soutien de la Canne », avec 129 porteurs. On ne dénombre qu’un seul « Ami de la canne » en 1847 et un seul « Secret de la Canne » en 1905.

Quels sont les corps de métiers à l’employer ? A une écrasante majorité, il s’agit des boulangers. 50 compagnons du Devoir, 5 du Devoir de Liberté et 2 des Devoirs Unis se dénomment « Le Soutien de la Canne », tandis que le « Le Secret » et « L’ami de la Canne » sont portés chacun par un boulanger du Devoir. Au total, 59 compagnons boulangers ont choisi ou reçu un surnom faisant référence à la canne. Cela ne saurait nous étonner, si l’on se souvient de l’hommage fervent rendu à cette compagne du tour par le compagnon boulanger Journolleau, (voir l’article).
Cependant, deux autres compagnonnages ont attribué fréquemment ce surnom à leurs membres. Il s’agit des couvreurs du Devoir et de leurs « enfants », les plombiers, avec 44 porteurs du surnom (37 membres en 1875, puis, après un abandon de trois quarts de siècle, 7 autres à partir de 1957).
L’autre corps de métier à employer ce surnom, quoique moins souvent, est celui des cordonniers-bottiers du Devoir (13 porteurs).
Les autres compagnonnages ne l’ont employé qu’occasionnellement. Jean Philippon a ainsi retrouvé 7 charrons à partir de 1893 (dont un de l’Union Compagnonnique), 4 tonneliers-doleurs à partir de 1904 et jusqu’en 1947 (dont un de l’Union Compagnonnique en 1938), 3 bourreliers-harnacheurs (un du Devoir en 1887, deux des Devoirs Unis en 1897) et 1 maréchal-ferrant en 1906. Ce type de surnom (« Le Soutien de la Canne ») n’est pas patrimonial au sein de ces corporations, alors qu’ il l’est chez les boulangers, les couvreurs et à moindre degré, chez les cordonniers.
Comment expliquer cette fréquence dans ces corps de métiers ? Peut-être s’est-il agi d’une volonté de se démarquer des autres corps en adoptant un surnom particulier, inconnu des autres compagnonnages ? Ou bien est-ce le reflet des luttes qui opposèrent les boulangers et les cordonniers, aux autres corps du Devoir, car ces deux corporations étaient jugées indignes de se parer du titre de compagnon ? En effet, entre 1808 et 1860, ces deux compagnonnages eurent à souffrir de fréquentes agressions par les autres sociétés compagnonniques. Quant aux couvreurs, peut-être est-ce, à l’inverse, pour glorifier l’instrument qui châtiait les « puants » (les cordonniers) et les « soi-disant de la raclette » (les boulangers) ?
Remarquons aussi que ce surnom est ignoré, chez les compagnons du Devoir, des chapeliers, vitriers, toiliers, tourneurs, plâtriers, sabotiers, forgerons, tailleurs de pierre, vanniers, tanneurs, charpentiers, tisseurs, cordiers, teinturiers, tondeurs de drap, blanchers-chamoiseurs, ainsi que des sociétés du Devoir de Liberté : tonneliers-foudriers, menuisiers et serruriers, charpentiers et tailleurs de pierre Etrangers.
Que signifient, enfin, ces surnoms de « Soutien » et de « Secret de la Canne » ? Si l’on comprend celui d’ « Ami de la Canne », pourquoi un compagnon se dénomme-t-il « le Soutien » d’un objet qui est, précisément, lui-même, un soutien lors de la marche ? Il faut raisonner par analogie et se souvenir que d’autres surnoms sont composés du mot « Soutien » : le Soutien du Devoir, le Soutien des Compagnons, le Soutien de la Société, le Soutien du Temple, le Soutien des Couleurs, etc. Ces surnoms expriment que le compagnon est dévoué et fidèle à son association, ses valeurs, ses membres et à ses emblèmes, un peu comme si l’on disait : le Soutien du Drapeau, pour un militaire. La canne, objet emblématique et quasi sacré du compagnon, attribut identitaire au même titre que les « couleurs » (rubans), est soutenue comme l’ensemble des valeurs qu’elle symbolise. Il en est-de même avec « le Secret de la Canne », celle-ci étant censée refléter tout le mystère attaché au titre de compagnon.
Merci à Jean Philippon pour cette recherche et ces découvertes inédites.
L’illustration représente un compagnon cordonnier du Devoir. Elle est extraite des planches lithographiées par Perdiguier: « Le Compagnonnage illustré » (1858).

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)
et merci à Jean Philippon pour l’énorme travail de recencement :)

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3 Comments to “« LE SOUTIEN DE LA CANNE » : UN SURNOM DE COMPAGNON”

  1. Laurent BASTARD dit :

    Le compagnon pâtissier du Devoir Laurent Bourcier dit « Picard la Fidélité » s’est empressé de nous signaler que les compagnons boulangers avaient compté encore un peu plus de porteurs de surnoms associés à la canne. Il nous en a adressé le nombre par tranches de 25 ans et arrive à ces chiffres :
    1811-1836 : 1 Soutien de la Canne
    1837-1862 : 27
    1863-1887 : 19
    1888-1912 : 6
    1913-1937 : 4
    1938-1962 : 0
    1963-1987 : 0
    1988-2009 : 1 (pâtissier)
    Total : 58 et non 50 comme indiqué dans l’article.
    Picard confirme n’avoir recensé qu’un « Ami de la Canne » et un « Secret de la Canne » chez les boulangers du Devoir.
    Récapitulons : à ce jour, 58 compagnons boulangers du Devoir se sont dénommés « Le Soutien de la Canne », 1 « L’Ami de la Canne » et 1 « Le Secret de la Canne », 5 compagnons boulangers du Devoir du Liberté se sont appelés « Le Soutien de la Canne » ainsi que 2 compagnons boulangers des Devoirs Unis.
    Il faut en conclure que « Le Soutien de la Canne » est un surnom qui était à l’origine typiquement « boulanger-pâtissier », et qui s’est un peu étendu à d’autres corporations.
    Merci à Picard de ces compléments d’informations.

  2. Laurent BASTARD dit :

    Les recherches de Picard la Fidélité se poursuivent sur ce sujet et il nous apprend que 2 (et non plus un seul)compagnons boulangers ont porté le surnom de « L’Ami de la Canne ».
    Le premier se nommait André BOUTAULT, « Poitevin l’Ami de la Canne », reçu à Rochefort à la Toussaint 1847 ;
    Le second était Joseph BAILLY, « Bourguignon l’Ami de la Canne », reçu à Dijon à la Toussaint 1853.
    Quant au compagnon dit « Le Secret de la Canne », il s’agit de Emile DELMAS, « Montauban le Secret de la Canne », reçu à Tours à l’Assomption 1905.

    Merci à Picard la Fidélité pour ces précisions.

  3. [...] l’article « Le Soutien de la canne : un surnom de compagnon« , nous avons montré qu’il a été très populaire au XIXe siècle chez les [...]

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