Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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LES CANNES DE GROSSE CAVALERIE ET DE CHEVAUX DE PARADE

La dimension des cannes des compagnons du tour de France a fait couler beaucoup d’encre et de salive, chez les compagnons et les non-compagnons. Chez ces derniers, il y eut (il y a encore) des fantaisistes qui crurent dur comme fer que la dimension d’une canne était fixe et en rapport avec des proportions sacrées, de façon à pouvoir s’en servir comme instrument de mesure sur les chantiers. Ceci ne repose sur rien, à la fois parce qu’il existe beaucoup de compagnons de métiers qui ne sont pas liés à la construction et parce que la dimension de leur canne résultait de décisions adoptées par leur société pour des motifs tout autres. De nos jours, par exemple, la hauteur d’une canne est liée à celle de son possesseur et il est d’usage, lors de sa fabrication, de faire correspondre sa pomme au coeur du compagnon, en la plaçant verticalement. Nous verrons plus loin qu’il n’en a pas toujours été ainsi au XIXe siècle.

Sous la plume d’un vieux compagnon vitrier du Devoir, nommé LARRIEU, dit Gascon le Sincère, nous trouvons des informations peu connues sur les cannes du début du XIXe siècle. Ce compagnon publia toute une série d’articles bien documentés dans le journal « Le Ralliement des Compagnons du Devoir », sous le titre « Autre temps, autres moeurs ». Celui qui parut dans le numéro 278 du 28 avril 1895, p. 6, renferme les précisions suivantes :

« Les Compagnons du Devoir en général, avant 1789, portaient également comme ornement, comme tenue de route, une grande canne en jonc ornée d’une dragonne et d’un embout en cuivre avec un bout de fer ; parfois cette canne qui tenait presque lieu d’uniforme, puisque tous les Compagnons la portaient, était devenue pour un certain nombre une arme. Aussi trouvait-on souvent des Compagnons qui en terme de bravade disaient avec un grand sang froid : celui qui porte une canne doit s’en servir et doit savoir la défendre. Je ne pourrais pas trop dire pourquoi quelques corporations supprimèrent les grandes cannes pour les porter petites comme des cannes bourgeoises à peu près d’un mètre, mais toujours avec la dragonne et l’embout d’à peu près 20 centimètres.

Vous ne sauriez croire, chers lecteurs, les discussions ridicules qui eurent lieu par rapport à cette distinction : ceux qui portèrent les grandes cannes furent appelés « la grosse cavalerie » et ceux qui les portaient petites, on les appela « les chevaux de parade ». On fut même plus loin au commencement de ce siècle : quelques Compagnons se mirent en tête de tenir une réunion générale pour faire cesser toutes expressions jetées dans les rues quand on voyait passer un Compagnon. L’assemblée eut lieu, la proposition d’uniformité des cannes se fit, et on renvoya à huitaine pour la délibération définitive et quand le président de l’assemblée demanda s’il y avait quelques observations on répondit que la grosse cavalerie ne pouvait pas marcher avec les chevaux de parade, et la séance fut levée… »

Larrieu ne nous dit pas quelles étaient les corps qui portaient les grandes cannes et ceux qui portaient les petites, pas plus qu’il ne précise la date de cette assemblée sans suite, mais ses souvenirs doivent reposer sur quelque chose d’exact car on connaît d’autres assemblées générales de corps du Devoir qui portaient sur des questions analogues et qui avaient pour but de faire cesser des querelles de préséances et d’honneur déplacé.

Il est cependant avéré que vers 1850, certains compagnons portaient des cannes courtes et d’autres des longues. Ainsi, lorsqu’en 1858 le compagnon Agricol PERDIGUIER fait éditer quatre planches intitulées « Le Compagnonnage illustré », il reproduit fidélement la tenue de chaque corps de métier, avec ses couleurs et son type de canne. Et l’on voit bien qu’il y en a de hautes et de petites. Les compagnons qui portent ces dernières sont notamment les : serruriers du Devoir et du Devoir de Liberté, les menuisiers du Devoir et du Devoir de Liberté, les tailleurs de pierre de l’Union, les tondeurs de drap, les tailleurs de pierre du Devoir et ceux dits Etrangers, les chapeliers, les tourneurs, les sabotiers, les vanniers, les vitriers.

Mais les cannes courtes ont parfois été d’abord des cannes longues…raccourcies. En effet, lorsqu’une corporation fondée lors de circonstances irrégulières finissait, au XIXe siècle, par être reconnue et adoptée comme légitime par une autre, cette dernière lui imposait parfois d’abandonner les cannes longues pour n’en porter que de petites. C’était un moyen de rendre ses membres plus pacifiques et c’était aussi une façon de leur faire comprendre qu’ils étaient désormais soumis à leurs nouveaux protecteurs. Celait pouvait aussi résulter d’une volonté d’harmoniser les cannes des nouveaux frères avec celles de leurs « pères ». Il aurait en effet été déplacé de voir les compagnons les plus « récents » avec de grandes cannes parmi de plus anciens munis de petites cannes.

Il en fut par exemple ainsi en 1841, lorsque les compagnons selliers du Devoir adoptèrent les tisseurs-ferrandiniers du Devoir, qui s’étaient auto-proclamés compagnons à Lyon dix ans auparavant, au grand dam des autres sociétés. Dans la constitution que les selliers leur donnèrent, il est précisé à l’article 1er : « Tout compagnon tisseur-ferrandinier devra, sur le tour de France, porter une canne à hauteur d’hanche de celui qui la porte, ou plus basse si cela lui convient, et aucune ne pourra dépasser cette règle par nous établie. »
En d’autres termes, fini les « cannes et bâtons de longueur », place aux petites cannes de ville !

Il en fut de même le 9 décembre 1860, lorsque trois corps, les tondeurs de drap, les blanchers-chamoiseurs et les cordonniers-bottiers, reconnurent les boulangers comme vrais compagnons du Devoir. L’article 9 de la constitution qui leur fut remise dispose :
 » Les compagnons boulangers du Devoir porteront à l’avenir une canne de jonc et pomme blanche en ivoire, yeux en ivoire et un cordon de soie, la canne ayant un mètre de longueur embout compris, à partir du jour de notre reconnaissance, pour tout compagnon sans distinction. »
La précision « embout compris » est là pour empêcher ceux qui seraient de mauvaise foi et qui rajouteraient à leur jonc un embout métallique démesuré, afin de conserver une taille respectable à leur canne !

Cette question fut à nouveau abordée lorsqu’en 1861, les compagnons boulangers réunis en assemblée prononcèrent des dispositions complémentaires. Il est notamment mentionné dans le procès-verbal (article 49) : « Les compagnons boulangers du Devoir porteront à l’avenir la canne de jonc d’un mètre de longueur embout compris, pomme blanche en ivoire, yeux en ivoire, cordon de soie noire, car le symbole étant tout pacifique, et le principe ne commandant que le bien, il est ridicule et inopportun de porter des grandes cannes qui représentent un caractère agressif et ne font pas honneur aux compagnons qui les portent. »

Et pour dissuader les contrevenants qui voudraient malgré tout en porter, il est précisé : « Pour la longueur des cannes, à partir de jour, tout compagnon faisant l’achat d’une canne, la longueur ne devra pas dépasser un mètre à un mètre cinq centimètres, grand embout compris, sous peine qu’à la première ville où il arrivera, on devra la lui rogner. »

La peine était sévère et humiliante ! Et onéreuse aussi, car le compagnon devrait alors la faire modifier, ce qui n’était pas toujours aisé, ou même en acheter une autre.

Ces obligations ont-elles été respectées ? Sans doute durant quelque temps, à en juger par certaines photographies de groupes de compagnons boulangers des années 1870-1880. On remarque qu’une partie des compagnons sont porteurs de cannes qui ne devaient pas dépasser un mètre de hauteur. Mais on en voit aussi d’autres qui arborent des joncs dont la pomme atteint leur poitrine ! Ou bien ils ont renoncé à mutiler leur ancienne canne, ou bien ils ont fait fi du règlement en achetant une haute canne.

Une chose est sûre : à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe, les photos de groupes de compagnons nous les montrent presque tous porteurs de cannes dont la pomme est à hauteur du coeur. Il est possible qu’une uniformisation se soit alors produite chez les compagnons du Devoir en raison du très petit nombre de fabricants de cannes réservées aux compagnons (2 fabricants dans les années 1900, un à Lyon, l’autre à Nantes). Il est aussi possible que cette uniformisation ait résulté du rapprochement entre sociétés du Devoir, désormais en lutte contre ceux de l’Union Compagnonnique, moderniste et hostiles aux grandes cannes qu’ils jugeaient ridicules et d’un autre âge.

Encore quelques années, et les uns et les autres adopteront des cannes à pomme à hauteur du coeur. Il en est demeuré ainsi jusqu’à aujourd’hui…

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

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