Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
Bibliothèque de ressources historiques, culturelles, artistiques, litteraires, sportives…sur la canne et le bâton, en France et dans le monde…
LE BATON DE LA GAZETTE, PAR HENRI VINCENOT (1972)

Henri VINCENOT (Dijon, 1912-1985) fut un écrivain très apprécié dans les années 1970-1980, par ses romans et récits tels « La Billebaude » (1978), « Mémoires d’un enfant du rail » (1980) ou « Les Etoiles de Compostelle » (1982).

Dans « Le Pape des escargots » (1972), il conte l’histoire d’un jeune tailleur de pierre bourguignon, Gilbert, très doué, qui rencontre un étrange personnage errant sur les routes de Bourgogne. Surnommé « la Gazette », ce mystérieux individu apparaît comme une sorte de grand sage, au-delà de son côté vagabond et anarchiste. Il est une sorte de « grand initié », l’un des derniers druides, qui connaît le pouvoir des plantes, les lois harmonieuses de la nature, les secrets des bâtisseurs du Moyen Age, etc. Il va conseiller le jeune Gilbert et lui faire comprendre que son talent ne doit pas être corrompu par les marchands d’art parisiens.

Les propos du personnage de la Gazette illustrent ce courant pseudo-scientifique, pseudo-historique, mystérieux, ésotérique, qui était très répandu dans les années 1970-1980, où de nombreux auteurs prétendaient révéler les secrets des bâtisseurs, mêlaient compagnonnage, franc-maçonnerie, sens caché des cathédrales, numérologie, alchimie, mystères égyptiens, et insistaient sur les mystères celtes qui auraient survécu au christianisme comme une sorte de crypto-paganisme.

La Gazette est porteur d’un bâton dont il use souvent en accomplissant des moulinets pour intimider ceux qu’il a en piètre estime. Ce n’est pas n’importe quel bâton, puisque ses proportions sont particulières.

Voici quelques extraits du « Pape des escargots » où il en est question.

Page 9 : « Cet homme s’appuyait sur un long bâton de coudrier rouge, recourbé à son faîte en une sorte de crosse un peu semblable à celle des évêques, ou encore à celle que tiennent, sur les bas-reliefs, certains dieux de l’ancienne Egypte. La tige était gravée d’entailles bizarres, faites au fil d’un couteau de poche.
L’homme tenait le bâton avec délicatesse et dignité et ne le posait sur le sol que tous les trois pas. (…)

Page 99-100, la Gazette converse avec une jeune fille prénommée Eve :

« Et ta crosse, Gazette ? On dit que c’est un crochet que tu as courbé au feu pour chaparder plus facilement les pommes en passant le long des vergers ?
Il se penche à son oreille et murmure :
-C’est le sceptre d’Osiris, le dieu ressuscité, symbole du renouveau de la nature qui renaît de sa pourriture. Il figure à la partie supérieure du pschent des Pharaons, puis on le voit dans la main d’Aaron, puis c’est le bâton de Moïse qui refleurit… C’est aussi, hélas ! la crosse de l’évêque, qui n’en mérite pas tant, car c’est l’attribut des Grands Initiés et les évêques d’aujourd’hui ne sont plus que de Grands Ignorants, des jean-foutre mitrés qui suppriment les pélerinages sur les lieux dolmeniques, changent la place géométrique de l’autel dans les sanctuaires, construisent des églises qui ne sont que des halles mortes, sans référence aux astres, ni à l’écliptique, ni au Nombre, ni à l’heptagone. ( …)

Comme il avait posé sa fameuse crosse, la fille fit le geste de la prendre, mais d’un bond il fut sur elle et la lui retira brutalement des mains.
-Laisse la science au savant, fille ! La femme la plus pure n’est pas digne de l’empoigner !
Elle éclata de rire.
-C’est de quel bois ? dit-elle, on dirait du noisetier ?
-C’est du coudrier rouge, ma mie, l’arbre le plus sensible au respir de la vouivre. C’est le bois des trouveurs de source.
-Et ces marques qui sont gravées dessus ?
-C’est la gamme.
-La gamme ? fit-elle en gloussant, c’est donc aussi un instrument de musique ?
-Tout est musique, ma mie, parce que tout est harmonie, et l’harmonie est rapport…
Il lui montra les crans : « Voici l’intervalle de seconde, l’intervalle de tierce, de quarte, celui de quinte, jusqu’à l’intervalle d’octave ; le monde est construit là-dessus. »
Je ne comprends pas, dit Eve. J’ai beau écouter ta gamme, je n’entends goutte.
-L’harmonie régit les rapports. Elle s’exprime en nombres. Avec ma canne, on peut construire l’univers ou une cathédrale. Une cathédrale qui fonctionne… On peut mettre en harmonie le monument avec la Terre !
Il planta sa canne en terre, marqua d’un fétu la longueur de son ombre, puis la coucha et lut sur sa tige comme sur une horloge :
-Dans une heure ce sera le zénith. Au soleil il est onze heures. Il est donc midi de votre heure…
-Ta gamme donne aussi l’heure, Gazette ?
-Tout est en harmonie avec le temps, ma mie. La seconde est neuf huitièmes, la tierce est six huitièmes, la quarte est vingt-sept vingtièmes, la quinte est de trois demis, la sixte est de huit cinquièmes… dans une cathédrale la tierce donne les chapiteaux du chœur, la quinte donne le chapiteau du triforium et l’octave donne les chapiteaux de base de la voûte, voilà pourquoi… Mais que vais-je dire là à une pissouse, dont le nom est fendu en deux comme une vulve ? Eve… Eve ! vulve du monde ! »

L’illustration de cet article est celle de la jaquette de l’édition 1980 chez Denoël.

Article rédigé par Laurent Bastard, merci :)

Tags:

Leave a Reply