Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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QUERELLE DE CROSSES A L’ABBAYE DE SOLESMES

L’abbaye de Solesmes, près de Sablé, dans la Sarthe, est aujourd’hui connue pour sa pratique du chant grégorien. Cette abbaye de bénédictins connut un déclin à la Révolution, fut vendue, utilisée à différents usages, puis achetée en 1833 par dom Gueranger. Il y installa des novices et en 1837 il y rétablit l’ordre de saint Benoît. L’abbaye fut la première de bénédictins qui ait été restaurée après la Révolution et elle suscita l’intérêt des contemporains, tant l’œuvre parut courageuse. L’opiniâtreté de dom Gueranger paya et l’abbaye rayonna.

Mais le personnage ne se fit pas que des amis, y compris au sein de l’Eglise, comme on en jugera dans le texte qui suit, signé d’Edouard BERGOUGNIOUX et publié dans la « Revue de Paris » en 1842, sous le titre «L’abbaye de Solesme » (sans s final, comme dans tout le texte). L’auteur, ayant entendu évoquer l’abbaye nouvelle lors d’un dîner de prêtres, résolut de se rendre compte par lui-même de ce qui justifiait sa célébrité naissante.

Le texte est long et détaillé, les impressions de l’auteur sont mitigées, son ironie est latente. Dom Gueranger est dépeint sans complaisance, comme un individu ordinaire, peu sympathique et assez orgueilleux. C’est d’ailleurs ce dernier trait de son caractère qui lui valut les foudres de l’évêque du Mans, pour une histoire de crosses et de reliques…

« Je me rendis sur le champ au bureau de la mauvaise voiture qui fait le trajet du Mans à Sablé. Solesme se trouve à une demi-lieue de Sablé. Jugez de ma surprise et de ma joie vraiment, à l’heure de l’appel, lorsque j’entendis crier le nom de dom Gueranger, et que je vis paraître l’abbé de Solesme en personne. Mais un abbé reconnu par Rome, un abbé avec crosse et mitre, le chef suprême du seul couvent de bénédictins dont la France puisse se glorifier, regagnant son abbaye dans une misérable diligence traînée par deux chétives rosses (…)

Dom Gueranger peut avoir trente-cinq ou quarante ans ; il est petit, sans distinction, sans caractère. Je lui trouvai assez l’air d’une nonne qui voyage déguisée en séminariste, avec permission du pape, mais par excès de prudence toutefois. Il portait la soutane, le chapeau à trois cornes, le petit manteau. Sans l’anneau abbatial qu’il laissait voir volontiers, c’eût été un prêtre comme un autre. Je lui dis le but de mon voyage et cherchai à engager la conversation ; il ne s’y prêta qu’avec une froide politesse. Ce n’était pas mon compte. Que voulez-vous ? on ne fait pas parler un homme malgré lui, surtout un abbé avec crosse et mitre (…)

Suit sa visite à l’abbaye où il décrit les moines qu’il trouve dissipés et curieux des visites qu’on leur rend, des « mentons si singulièrement rasés, ces têtes plates où l’on cherche en vain le sillon lumineux des travaux de l’intelligence et la trace saisissante de l’austérité (qui offrent) je ne sais quoi de vulgaire, d’incomplet, qui vous laisse sans émotion, sans étonnement, sans sympathie. »

« Au moment où j’allais sortir de l’église, un des notables du village, qui s’y trouvait avec moi, m’arrêta officieusement. – Et le vrai saint, monsieur, me dit-il, vous ne voulez donc pas le voir ? un saint presque en chair et tout en os, celui-là, un saint bien authentique, saint Léonce ; Le pape en a fait hommage à M. Gueranger, qui l’a rapporté de Rome il y a déjà quelque temps. » (BERGOUGNIOUX décrit alors un personnage en cire en « costume de page de la cour de Charles IX », sous une vitrine).
« Ces reliques ont été recueillies, me dit le notable, « in coemeterio Calixti », le 28 novembre 1832, avec les palmes, le vase de sang, preuves irrécusables du martyre (… ) Je regardais le notable pendant qu’il me récitait ce latin avec certaine satisfaction. Je suis l’adjoint au maire, me dit-il. Je m’inclinai avec tout le respect que je devais à l’autorité municipale si bien représentée.

Il m’apprit bientôt qu’il était arrivé à ce saint Léonce une aventure assez humiliante, si jamais toutefois un saint peut être humilié. A son retour de Rome, M. Gueranger avait laissé à Sablé, au bureau de la diligence, saint Léonce avec ses autres bagages, mais non toutefois sans promettre au saint d’aller au-devant de lui à la tête de ses moines, la crosse en main et la mitre au front ; car il avait à cœur de lui faire au moins cette dernière demi-lieue avec toute la pompe et la magnificence qui conviennent à un saint. De Rome jusqu’à Sablé, saint Léonce, en effet, n’avait figuré que parmi les malles et les sacs de nuit.

Malheureusement pour M. Gueranger et aussi pour saint Léonce, l’évêque du Mans fut instruit de ce projet. Or, l’évêque du Mans rappela à M. Gueranger que la crosse de l’évêque est portée le bec en dehors devant l’évêque, et la crosse d’un abbé le bec en dedans devant l’abbé ; ce qui signifie que l’évêque seul a le droit de marcher avec la crosse dans le diocèse, et que ce droit pour un abbé ne s’étend pas hors des murs de son abbaye. Il enjoignit donc à l’abbé Gueranger de laisser crosse et mitre à la porte du couvent.

L’évêque du Mans, qui est un homme d’un grand savoir et d’une modération remarquable, eût peut-être laissé faire M. gueranger ; mais ce n’était pas le coup d’essai de l’abbé de Solesme ; il avait déjà tranché du monseigneur, si bien que l’évêque eut à subir les remontrances de ses grands vicaires. Les lieutenants de César sont plus que César jaloux de son honneur ; et l’abbé Gueranger reçut l’ordre d’aller chercher son saint sans crosse ni mitre.

Mais M. Gueranger ne se tint pas pour battu. Il prétendit que c’était là un de ces cas particuliers qui font exception à la règle de droit général. Poussé par ses vicaires, l’évêque resta inébranlable, et il fallut en écrire à Rome. Or, en attendant que Rome eût parlé, que devenait saint Léonce ? venir de si loin pour se voir ainsi mis en quelque sorte en fourrière ? N’eût-il pas dû sortir tout frémissant d’impatience de la caisse où il était emballé, s’écria l’adjoint du maire, et, prenant d’un pas rapide la route de Solesme, frapper à la porte de l’abbaye, trancher une question dont il avait à coup sûr le droit d’être offensé ? Mais, en saint prudent et qui a fait ses preuves, il laissa juger le conflit sans bouger ; et, l’abbé ayant perdu, il suivit sans bruit et sans rancune le mauvais chemin vicinal qui conduit de Sablé au monastère, ce qui ne lui ôta rien de son prix et de sa sainteté, observa le notable. »

On voit bien à partir de cette anecdote que la crosse est un bâton qui symbolise un pouvoir, mais que l’exercice de ce pouvoir s’étend à un diocèse quand c’est l’évêque qui porte sa crosse, mais seulement aux moines d’un couvent lorsque c’est l’abbé qui la porte. Hors des murs de l’abbaye, point de crosse !

Article rédigé par Laurent Bastard, merci :)

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