Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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UN CHEVALIER BATONISTE, PAR EUSEBE SALVERTE (1809)

Eusèbe (de) SALVERTE (1771-1839), fut un poète, un historien, un essayiste, un romancier et un homme politique. L’une de ses oeuvres annonce le goût romantique pour le Moyen âge, dès 1809 : « Enguérand de Barco, ou Gaieté soeur de courage ; anecdote du treizième siècle ». Publiée dans le Mercure de France, volume 39, cette nouvelle met en scène un chevalier, Enguérand de Barco, amoureux d’une belle, qui doit vaincre maints périls avant de l’épouser. Entre autres aventures, il lui faut se tirer d’affaire d’une mauvaise rencontre avec vingt Bretons entraînés à manier le bâton…

« Peu de jours après, Enguérand passant dans le hameau de Saint-Josse, où l’on célébrait la fête du patron, s’y arrêta pour jouir du spectacle d’une gaieté franche et pure. Malheureusement les Bretons ne savaient guères alors chômer une fête sans boire proportionnellement à l’importance du saint. Echauffés par leur dévotion, vingt jeunes gens se présentent au chevalier, et lui disent qu’ils ont fait voeu au saint patron de mesurer leur adresse au bâton contre le premier étranger que le sort conduira parmi eux.

Enguérand s’était rendu adroit à cet exercice, quoique généralement les nobles le regardassent comme au-dessous de leur dignité. Comment néanmoins espérer de se tirer de vingt combats consécutifs, sans être au moins estropié ? Un chevalier de roman serait tombé l’épée à la main sur cette canaille, et l’eût dissipée en un clin d’oeil ; mais dans la réalité, vingt hommes animés par le vin, et surtout vingt Bretons, jeunes et robustes, armés de bâtons, qui dès l’enfance les manient avec une dextérité surprenante, craignent assez peu un seul homme et son épée ; enfin il répugnait à l’honneur du chevalier, comme à la générosité de son coeur, de massacrer de sang-froid des gens ivres : ainsi, dans cette aventure, le danger était d’autant plus cruel que le ridicule s’attachait au succès presqu’autant qu’à la défaite.

Sans se troubler, Enguérand leur répond qu’il a fait un voeu plus ancien que le leur, d’après lequel il ne peut jouter au bâton si son adversaire ne l’a d’abord vaincu dans quelqu’autre exercice. Je vous défie donc, leur dit-il, à la lutte, au saut, à la course, au palet, au chant enfin ; et ceux-là lutteront contre moi qui, au jugement de tous, m’auront surpassé.

On accepte ; et pour chaque défi, quatre adversaires sont opposés à Enguérand. Il a peu de peine à vaincre les seize premiers, son adresse et son sang-froid lui donnaient trop d’avantage. Trois fois on combat pour le chant ; et tandis que ses antagonistes, la langue épaissie par l’ivresse, balbutient à peine d’insipides refrains, le troubadour enchante son rustique auditoire par la facilité avec laquelle il saisit le patois du village. On répète en choeur ses couplets ; on danse ; on nage dans la joie et la folie.

Mais un dernier adversaire rappelle la loi du combat ; et dès qu’il paraît tous les suffrages sont pour lui. Nul ne connaît aussi bien, nul ne sait aussi bien enchâsser dans des couplets piquants toutes les anecdotes du hameau, toutes les médisances auxquelles il peut faire d’utiles allusions pour égayer l’assemblée. Enguérand a beau redoubler d’esprit, ou plutôt abaisser le sien à la portée de ses juges, il est vaincu : il a plu, mais bien moins que son adversaire.

Fidèle au pacte que lui-même a dicté, il saisit donc, non sans un peu de colère, le bâton qu’on lui présente ; mais sur-le-champ il sourit de ce mouvement d’humeur et se promet de terminer l’aventure aussi gaiement qu’il l’a commencée. Il s’aperçoit qu’il a affaire à un jouteur habile, et doué de plus de sang-froid qu’il ne l’aurait pu soupçonner ; il se borne néanmoins, suivant sa méthode, à parer les coups sans en porter ; puis, tout en combattant, il adresse au jouteur une plaisanterie qui rappelle un des traits les plus piquants de sa chanson ; l’assemblée fait entendre de bruyants éclats de rire. Le jouteur flatté veut conserver son sérieux ; mais il ne le peut pas, car le chevalier a redoublé de plaisanterie ; et à l’instant même Enguérand, par un mouvement adroit, fait sauter le bâton des mains du combattant qui n’a pas la force de le retenir. Les rires redoublent, on proclame Enguérand vainqueur, on le porte en triomphe ; et invité au banquet qui termine la fête, il en fait les délices par sa bonté et sa gaieté. »

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

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