Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
Bibliothèque de ressources historiques, culturelles, artistiques, litteraires, sportives…sur la canne et le bâton, en France et dans le monde…
LES CANNES A LA MODE, PAR ALPHONSE KARR (1853)


L’écrivain Alphonse KARR (1808-1890) savait de quoi il parlait quand il traitait de cannes, car, fin observateur des mœurs de son temps, il était aussi un habile canniste et bâtonniste. Nous l’avons d’ailleurs rencontré à plusieurs reprises sur ce blog (saisir KARR dans la case pour accéder aux divers articles où il est cité).

Voici un nouveau texte où il évoque le port de la canne dicté par la mode. Il est extrait de « Les Femmes », publié en 1853 (p. 141-143), au chapitre IX : Maniement des armes de la mode – Exercice de la canne et du lorgnon.

« L’homme sauvage porte une massue, le Huron son tomahawk ; l’homme des temps chevaleresques sa grande épée ou sa masse d’armes ; puis on vient graduellement aux épées de parade et à la canne.
La canne devrait être une arme capable, pendant que vous êtes robuste, de préserver vous et ceux à qui vous devez protection contre une agression ou un accident, et de vous appuyer lorsque vous êtes vieux. Eh bien ! non ; la canne est un bijou à tête ciselée ou garnie en or, en ivoire, en cornaline.
Je n’ai rien contre les belles armes, mais la canne à la mode n’est pas une canne, c’est une badine de bois précieux qui se casse comme une porcelaine et qui ne pourrait défendre sa précieuse poignée.

Vous ne porterez jamais une canne avec la grâce que met une femme qui a de la grâce à porter une ombrelle ; d’ailleurs, eussiez-vous cette grâce, elle ne vous siérait pas, au contraire ; mais vous ne la cherchez pas : vous portez des cannes à la mode, et vous les portez comme la mode veut qu’on les porte.

Il y a quelque temps, on portait la pomme appuyée sur les dents. Tous les hommes élégants de Paris et du reste du monde obéissent à ces commandements, comme, un jour de revue, quand on fait manœuvrer dans un vaste terrain de la troupe de ligne et de la garde nationale. Pour la première, au commandement de : « Portez armes ! », il n’y a qu’un bruit, il n’y a qu’un homme. Les troupes bourgeoises se suivent du plus près possible, souvent même de très près, mais n’arrivent que bien rarement à l’ensemble.
Eh bien ! la mode commande : « La pomme de la canne devant les dents ! ». D’un seul mouvement, tous les élégants de Paris portent la canne devant les dents ; le reste du monde suit avec plus ou moins de régularité. Tout à coup, la mode reprend : « Garde à vous ! la canne dans la poche ! ». Et la jeunesse élégante de Paris et du monde met la canne et la main qui la porte dans la poche du paletot.

Un peu avant ou après, je n’affirme pas le moment, mais j’affirme le fait, la mode voulut que le bras s’enlaçât autour de la canne comme le pampre autour du thyrse, que la canne sortant sous l’aisselle, se dressât derrière celui qui la portait, en forme d’éperon.
On fut très longtemps à faire remarquer qu’ainsi placée, elle commettait de perpétuelles incivilités, et exposait les passants à des dangers sans cesse renaissants ; qu’elle renversait les chapeaux, crevait les yeux ; que c’étaient là des allures provocantes, bonnes tout au plus quand elle était tomahawk, masse d’armes, estocade ou dague ; qu’à la rigueur, un bâton de houx, un rotin choisi, un jonc même, pouvaient se permettre ces façons de matamore ou de raffiné ; mais quand on est fragile, il faut être plus modeste, et se réciter de temps en temps le matin, à jeu, avant de sortir, la fable où Lafontaine raconte comment le pot de terre se brisa contre le pot de fer, comme une cruche qu’il était.

Article rédigé par Laurent Bastard, merci :)

Tags:

Leave a Reply