Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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LA BAGUETTE D’UNE CIRCÉ MODERNE, PAR DINO BUZZATI


L’écrivain italien Dino BUZZATI (1906-1972) est connu pour son célèbre « Désert des Tartares » (1940), mais il est aussi l’auteur d’un merveilleux recueil de nouvelles intitulé « Le K », publié en 1966. L’une d’elles évoque le personnage de la magicienne Circé qui, dans l’Odyssée d’Homère, change les compagnons d’Ulysse en pourceaux. Mais Dino Buzzati lui prête les traits d’une jolie jeune femme de notre temps dans sa nouvelle « Petite Circé ». Et comme il n’y a pas de magicienne sans baguette…

La nouvelle commence par l’évocation d’un ami du narrateur, Umberto, que celui-ci n’a plus vu depuis quelque temps. Umberto était tombé amoureux de Lunella et lui passait tous ses caprices, jusqu’à perdre toute dignité… Le narrateur, inquiet de ne plus le voir, se rend chez Lunella…

« Vous ne l’avez pas vu depuis deux mois ? fis-je, guère convaincu.
- Bobi, Mocci ! » cria-t-elle à ce moment sans me répondre.
A son appel deux chiens firent irruption dans le salon. Un petit caniche nain et un boxer. Le boxer était plutôt gras et mou et, je ne sais pourquoi, il me sembla l’avoir déjà vu quelque part.
Ils se précipitèrent tous les deux sur Lunella qui, en riant, cherchait à les tenir en respect.
« Allons, allons, soyez sages, ça suffit. »
Ils étaient tous les deux frénétiques. Avidement ils cherchaient à lui lécher le cou, les joues, la bouche.

Elle se leva et alla prendre un petit bâton rouge verni, d’environ un mètre de long.
« A quoi ça sert ?
- Eh pardi ! à les dresser. »
Je remarquai que le boxer ne me regardait pas. Il semblait même plutôt gêné par ma présence. Il reculait si je cherchais à le toucher. Curieux. Les boxers d’habitude regardent toujours bien face.
« Tu sais, Dino, fit Lunella, et, s’installant sur le divan elle s’appuya contre moi pour que je sente tout son corps mais juste un instant, tu sais que Mocci est vraiment un bon chien.
- Ah oui ? dis-je. Mais excusez-moi, Umberto…
- Regarde je t’en prie, insista-t-elle, regarde comme il est intelligent. »

Elle souleva le couvercle d’une boîte en porcelaine pleine de gâteaux. Elle en prit un de la main, le tint juste au-dessus du museau du boxer haletant.
« Bien, Mocci, attends. »
Le chien leva le museau vers le gâteau et fit mine de le croquer. Elle, vivement, lui donna un coup de baguette sur le nez. Le chien reprit sa position, en remuant intensément la queue.
Alors, de la main gauche elle plaça le gâteau en équilibre sur le nez du chien. Et de la droite elle brandit menaçante sa baguette.
« Attends, Mocci, reste sage. »
Le gâteau en équilibre sur le nez, le boxer restait immobile et deux filets de bave coulaient de part et d’autre de sa gueule.
L’attente dura une bonne minute. A la fin le boxer ne résista plus et chercha à attraper le biscuit. Rapide comme la foudre elle lui assena un coup sec de sa baguette. Le biscuit tomba par terre.
« Non mais regarde comme ils sont gourmands », me dit-elle tout heureuse.
Le petit caniche, anxieux lui aussi, suivait intensément la scène.
Finalement le boxer eut son biscuit qu’il avala en une bouchée. Mais Lunella le mit de nouveau à l’épreuve.

« Allons, Mocci, donne la papatte. Allons, donne-moi la papatte, et après tu auras une caresse. »
Le boxer, son regard désespérément fixé sur le sien, souleva la patte droite. Un coup sec de la baguette la lui fit baisser.
« Pas celle-là ; l’autre. »
Et le boxer tendit la patte gauche. Lunella s’amusait énormément.
« Pourquoi l’avez-vous appelé Mocci ? demandai-je. Est-ce que vous n’appeliez pas Umberto comme cela aussi ?
- Oui. Mais c’est un pur hasard… Ou qui sait, c’est peut-être un signe que, dans le fond, j’aimais bien Umberto… »
Et elle me regardait en riant, avec sa curieuse expression à la fois candide et effrontée.

Ensuite elle se tourna vers le petit caniche.
« Allons Bobi, viens voir ta petite maman. »
Elle le prit dans ses bras, le caressa, il se laissait dorloter.
Le boxer jaloux se hérissa.
« Mocci, Mocci » dis-je.
Mais rien, il avait juré de m’ignorer celui-là.
« Curieux, dis-je, il a une cicatrice au coin de l’œil gauche. Exactement comme Umberto.
- Vraiment ? fit Lunella hilare. Je ne l’avais pas remarqué. »
Le boxer ne remuait plus la queue. Sa maîtresse continuait à câliner l’autre. Mocci fit un bond et chercha à mordre la patte de son rival.
Lunella bondit sur ses pieds, exaspérée.
« Sale cabot – et elle lui lança un coup de pied de toutes ses forces sur le museau -, tu es jaloux, hein ? Va coucher, tout de suite, espèce de voyou », et vlan un autre coup de pied rageur.
Le boxer implora sa maîtresse du regard puis se retira et alla se cacher sous une table.
« Tu as vu ce sale chien ? dit la petite garce sans pitié. Mais il a eu son compte. Il faut les traiter comme ça, sinon ils deviennent les maîtres. Aussitôt qu’ils font une bêtise il faut les corriger d’importance et surtout les frapper sur le nez, là où ça leur fait le plus mal. Après ils deviennent des petits anges. »
Et elle riait, victorieuse.

Accroupi sous la table, tremblant, le boxer finalement me regarda. C’était le regard d’une créature affligée, vaincue, éteinte, détruite, humiliée mais qui se souvient encore toutefois de l’orgueil de sa jeunesse perdue.
Il me regardait. Et ses larmes coulaient. Oh ! ces pupilles, cette expression, cette âme… Comme il me regardait. Pauvre Umberto… »

Extrait du « K », p. 302-305, de l’édition Pocket (1994).

Article rédigé par Laurent Bastard, merci :)

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