Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
Bibliothèque de ressources historiques, culturelles, artistiques, litteraires, sportives…sur la canne et le bâton, en France et dans le monde…
UNE CANNE D’ESPION ALLEMAND, PAR ALBERT DE POUVOURVILLE (1932)

Pouvourville

L’officier Albert PUYOU, comte de POUVOURVILLE, né à Nancy en 1862 et mort à Paris en 1939, est connu pour avoir publié à la suite de son affectation en Indochine plusieurs ouvrages sur le taoïsme. Mais il est aussi l’auteur de livres sur l’opium, l’art indochinois, ainsi que des ouvrages à caractère patriotique, publiés après la Grande Guerre.

L’un d’eux, intitulé « A.29 Agent secret – Histoires vécues » parut aux Editions Baudinière en 1932. Il relate les missions d’espionnage à la frontière franco-allemande, en Alsace et Lorraine, de Jacques Aubain (qui est peut-être Pouvourville lui-même). Le chapitre intitulé « La vocation » met en scène Aubain et un officier allemand, l’oberleutnant Hermann von Langstadt, issu d’une vieille famille française protestante émigrée, qui se fait appeler le comte Armand de Longueville, car telle était son nom français au XVIIe siècle. Aubain et Longueville sont chargés par leurs gouvernements d’effectuer des opérations de repérage des bornes frontières. Mais lors d’un déplacement au mont Donon, Aubain est intrigué par l’attitude de l’Allemand, qui utilise sa canne d’une drôle de façon…

« Le chemin est dur et caillouteux, dit l’Allemand en s’arrêtant un instant. Aussi, en guise de cheval, j’ai emporté une canne que j’ai trouvée à Velléda. Vous auriez bien dû faire comme moi.
Et il montrait son bâton, un alpenstock verdâtre, lisse et assez court, terminé par une forte pomme ronde.
- Je n’y ai pas pensé, répliqua Aubain. Et puis il n’y a guère que 1000 mètres au Donon : ce n’est pas le mont Blanc.
- A vous l’honneur, dit plaisamment Longueville, en faisant avec son bâton le geste de présenter l’arme en laissant le Français passer premier. (…)
Comme il se trouvait ainsi à une courbe violente, il vit l’Allemand porter sa canne droit devant lui, comme s’il eût voulu prendre une ligne de mire. Trois fois, et toujours en des points découverts, le manège se renouvela : Ah ça ! qu’est-ce qu’il peut bien faire avec sa canne ? se dit Aubain qui était sur ses gardes. (…) Mais du coin de l’oeil, il surveillait son compagnon, qui ne tenait pas en place, et arpentait de bout en bout l’étroite plate-forme. Deux fois de suite, il le vit relever sa canne à hauteur de l’oeil, vers l’ouest. Alors il n’y tint plus :
- Ah ça ! mon cher collègue, dit-il en se levant, me direz-vous ce que vous faites en brandissant ainsi votre canne aux quatre coins de l’horizon ?
- Ah ! dit Longueville, légèrement interloqué. Vous avez remarqué ?
- Oui certes, et ça vous arrive assez souvent pour que…
- Mais, coupa l’Allemand, si vous avez remarqué ça, avez-vous remarqué que le pays est extrêmement giboyeux ? A chaque instant nous faisons partir un lièvre ou lever un coq de bruyère. Alors instinctivement j’épaule mon bâton comme un fusil. Geste machinal de chasseur.
- Tout à fait, dit Aubain. Je n’avais pas vu. Excusez-moi.
Mais à part lui : – Toi, mon brave, tu me prends pour plus bête que je ne suis. Mais tu ne me mettras pas dedans. Et j’en aurai le coeur net. »
Aubain feint donc, un peu plus tard, de se tordre la cheville et demande à l’Allemand de lui prêter sa canne pour marcher plus à l’aise.
« - Ca fait mal, grogna-t-il. Je vous demanderais bien votre bras, mais ce sacré sentier est si étroit qu’on n’y tient pas à deux de front. Mais, au fait, prêtez-moi donc votre canne. Elle ne vaudra pas votre bras, sans doute. Mais ce sera mieux que rien.
M. de Longueville eut un imperceptible mouvement de recul ; mais, se ravisant immédiatement, il tendit sa canne :
- Pardonnez-moi. J’aurais dû vous l’offrir tout de suite.
Et la descente recommença, sans que l’Allemand se retournât une seule fois. En saisissant la canne, Jacques Aubain fut surpris de la sentir incroyablement légère, pour un bâton de montagne surtout.
- Légère ! grommela-t-il. Trop légère. Mais c’est donc qu’elle est creuse ! et si elle est creuse…
Et tout en marchant il malaxait l’objet et tourmentait vigoureusement la pomme. Il sentit tout d’un coup qu’elle tournait. Il aida le mouvement. Il y avait un pas de vis intérieur. Aubain dévissa entièrement la pomme et la mit dans sa poche. Sans baisser la tête, il glissa son doigt dans l’intérieur de la canne : il fut presque tout de suite arrêté par une surface froide et lisse :
- Un verre ! songea-t-il. Et épais encore ! Mais alors…
Et, à un tournant, ayant laissé M. de Longueville s’engager dans le lacet inférieur, il porta à ses yeux le pommeau. La canne était entièrement creuse. Et il aperçut, comme s’ils étaient à dix pas, les toits de l’hôtel Velléda, qui étaient encore à plus d’un kilomètre. La canne de M. de Longueville n’était pas une canne. C’était une longue vue.
Jacques Aubain pâlit et serra les dents. Mais il continua de descendre, et, tout en descendant, rajusta la pomme en haut du bâton. Enfin ils arrivèrent à la courte prairie du col et à la porte de l’hôtel. Jacques Aubain tendit la canne à son propriétaire :
- Merci, dit-il laconiquement.
- Elle est solide et vous a été utile, n’est-ce pas ?
- Pour utile, repartit Aubain qui ne put se retenir, c’est une canne utile. Mais pour solide, ce n’est pas une canne solide. Je n’en ai jamais vu, au contraire, dont l’intérieur fût aussi délicat.
Et, cessant subitement de boiter, il passa, raide et droit, devant M. de Longueville rouge jusqu’aux cheveux, et rentra dans sa chambre. »

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

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1 Comment to “UNE CANNE D’ESPION ALLEMAND, PAR ALBERT DE POUVOURVILLE (1932)”

  1. [...] un Allemand qui est muni d’une longue-vue dissimulée dans une canne (voir l’article Une canne d’espion allemand, par Albert de Pouvourville (1932), il ne fait pas preuve d’imagination. Ce genre de canne a [...]

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