Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
Bibliothèque de ressources historiques, culturelles, artistiques, litteraires, sportives…sur la canne et le bâton, en France et dans le monde…
VENTE FORCÉE D’UNE MAUVAISE CANNE, PAR PAUL DE KOCK (1838)

Paul de KOCK (1793-1871) fut un romancier fécond et très populaire au XIXe siècle. Il y peint le plus souvent les petites gens de Paris. On connaît aussi de lui la fameuse chanson « Madame Arthur » qui était encore fredonnée il y a peu.

Dans son roman « Moustache », paru en 1838, il met en scène un étudiant sans le sou nommé Bouchenot, à qui s’attache un chien nommé Moustache, d’où le titre du roman.
Bouchenot fait diverses rencontres heureuses et malheureuses, dont celle d’un petit marchand de cannes qui l’escroque proprement…

« Bouchenot avait gagné les boulevards, reniflant avec délice l’odeur qui sortait de son gilet, et à laquelle la chaleur de sa personne donnait à chaque instant plus d’intensité. Un petit bonhomme de quatorze à quinze ans, dont la figure a le cachet israélite, accoste notre flâneur en lui présentant des cannes.
-Monsieur, achetez-moi une jolie canne… Voyez, monsieur, pas cher… Jolie canne à la mode… Choisissez là-dedans.
Bouchenot s’arrête, jette un coup d’œil sur les cannes tout en répondant :
-Oh ! non, je n’en veux pas… quoique j’aime assez les cannes… c’est un maintien très amusant… mais je n’en veux pas…

Et Bouchenot continue son chemin ; le petit marchand le suit en lui mettant ses cannes sous le nez, en insistant :
-Voyez, monsieur, jolie canne, tout ce qu’il y a de plus nouveau… je vous arrangerai, monsieur…
-Non, puisque je te dis que je n’en veux pas… et si j’en achetais une, je ne voudrais pas de celles-ci, elles sont trop communes…
-J’en ai d’autres, monsieur, j’en ai de plus belles… tenez…

Le petit marchand lui en met un autre paquet sous le nez ; Bouchenot s’arrête encore.
Le petit marchand reprend avec une étonnante volubilité :
-C’est cela qui est joli, monsieur, de véritables joncs… cannes bien distinguées. Voyez comme ça ploie, je vous défie de casser ça !…
-Oh ! véritables joncs ! je n’en suis pas persuadé… mais décidément je n’en veux pas… laisse-moi tranquille…
-Vous n’êtes pas persuadé que ce soit un jonc !… je vous le garantis, moi, monsieur.

Et le petit marchand met une canne dans la main de Bouchenot en s’écriant :
-Faites-la voir !… faites-la plier… n’ayez aucune crainte !… ah ! comme elle est bien à votre taille !
Bouchenot s’appuie sur la canne, la fait plier, et le soi-disant jonc se canne en deux.
-Là ! j’en étais sûr ! dit Bouchenot ; c’était un jonc du bois de Boulogne.
-Ah ! dame, je ne vous avais pas dit d’appuyer tout votre corps dessus… on sait bien que ce n’est pas du fer… Donnez-moi trois francs, monsieur ?
-Que je te donne trois francs !… pourquoi cela ?…
-Vous avez cassé ma canne, il faut bien que vous me la payiez.

-Messieurs, dit Bouchenot en s’adressant à quelques personnes qui se sont déjà arrêtées pour voir la suite de cet évènement, messieurs, , ce petit drôle m’a mis sa canne dans la main malgré moi… je ne cessais de lui dire que je n’en voulais pas.
Le petit israélite, qui voit le monde s’amasser, se met à crier de toutes ses forces :
-Vous m’avez dit : Je veux une belle canne qui ne soit pas commune… Je vous ai présentée celle-ci… c’est une canne de cent sous… vous l’avez prise, et vous avez commencé à vous appuyer dessus comme si vous aviez voulu faire un trou dans le boulevard…
-On n’a pas idée de l’effronterie de ce petit coquin !… je lui disais toujours : Je ne veux pas de ta canne… il me la fourrait dans les mains. Il me criait aux oreilles : C’est un jonc ! Appuyez, monsieur ! faites-la plier… je vous défie de la casser ! … Moi j’ai voulu la faire plier un peu, par complaisance, elle s’est cassée tout de suite… preuve que ce n’était pas un jonc.
-Il m’a cassé ma canne, et il ne veut pas me la payer ! reprend le petit marchand en essayant de pleurer. Ce serait commode… une canne de six francs !… moi qui n’ai pas six sous de bénéfice par jour pour gagner ma pauvre vie…et pour soutenir mon pauvre père qui est infirme, et mes trois frères dont l’aîné n’a que dix-huit mois… hi !… hi !… hi !…
-Voyez-vous comme il ment !… D’abord c’était une canne de trois francs… ensuite de cinq, à présent de six… pour peu qu’on l’écoute, tout à l’heure ce sera un jonc de douze francs !
-Certainement que c’était un jonc de douze francs… mais puisque je ne vous en demande que trois… vous voyez bien que je suis raisonnable… hi !… hi !… hi !…

- Allons, allons, payez la canne à cet enfant ! s’écrient plusieurs personnes en se mettant devant Bouchenot, qui cherchait à s’en aller. Vous la lui avez cassée, c’est bien juste de la payer…
-Qui casse les verres les paye ! dit un garçon limonadier.
-Ces beaux mirliflors ! dit une vieille femme, ça se frotte avec des odeurs… c’est plein de « musse » ! et ça ne verserait pas seulement une larme d’ « afflection » sur l’infortune du malheur !…
-Oui ! oui ! … c’est juste… crie un ouvrier en calotte grecque, qui ne s’est pas ce dont il est question,, et pousse tout le monde pour s’approcher. De quoi qu’il y a ?… Vive le peuple ! vive la liberté !… qui est-ce qui faut rosser ?…
Bouchenot s’aperçoit qu’on ne le laissera pas s’éloigner sans qu’il ait satisfait le petit pleureur. Déjà les mots de corps de garde se font entendre. Le jeune homme, qui meurt de faim, ne se soucie pas d’aller passer la journée chez un commissaire, un juge de paix ; il prend son parti, et, fouillant à sa poche, il en tire trois francs qu’il donne au marchand de cannes, en lui disant :
-Tiens, petit pleurnicheur… tu sais ton affaire, toi !… tu feras ton chemin… j’aime encore mieux te payer et que cela finisse !…
Le jeune israélite a pris l’argent, Bouchenot repousse la foule, et se hâte de gagner la rue des Martyrs, tenant dans une de ses mains les deux morceaux de la canne qu’il vient de payer si cher, et murmurant entre ses dents :
- Sacré mille joncs !… je voudrais que la grêle détruisît tous les petits marchands de cannes… Enfin, c’est une tuile qui m’est tombée sur la tête. Après tout, il n’y a pas de ma faute… et quand je me chagrinerais… non, pas si bête… il ne faut pas que cette aventure m’empêche de bien déjeuner. »

Sur les marchands de cannes à Paris et leur pénible insistance voir l’article : Le marchand de cannes, un des plus grands fléaux de la capitale (1841) , extrait d’un texte de Joseph MAINZER paru dans « Les Français peints par eux-mêmes » en 1841.

Article rédigé par Laurent Bastard, merci :)

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