Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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LES CANNES TROMPEUSES DE MELCHISEDECH (1808)

Une belle canne était un objet de prix et tout ce qui coûte cher peut se falsifier pour enrichir le trompeur et léser l’acheteur. L’anecdote qui suit est rapportée par l’écrivain Jean-Baptiste NOUGARET (La Rochelle, 1742 – Paris, 1823), auteur d’une centaine de pièces de théâtre, de contes et de recueils d’anecdotes du passé et de son temps. Dans les « Aventures parisiennes avant et depuis la Révolution » (1808), il nous raconte l’anecdote suivante (p. 65-68).

« Un juif nommé Melchisédech, brocanteur de son métier, et le plus honnête homme de sa profession (ce qui n’est pas beaucoup dire), perdit un jour tout son argent au jeu, et fut réconforté par un de ses amis (…) Cet hébreu n’avait pour lors que deux cannes, dont tout le mérite ne consistait qu’en une vaine apparence, car elles étaient tout à la fois entées et collées. Il en remit généreusement une à son confrère Melchisédech, et l’invita de s’associer avec lui le reste de la journée, pour trouver ensemble des dupes qui pussent les indemniser des caprices de la fortune.
L’accord venait à peine d’être juré sur le boulevard, que l’oeil perçant de Melchisédech découvrit un jeune militaire qui lui parut une proie facile. « Je suis trop connu pour me présenter moi-même, dit-il aussitôt à son camarade, va jouer mon rôle auprès de ce jeune guerrier ; qu’il apprenne qu’en paix comme en guerre un bon soldat doit toujours être sur ses gardes. »

Le second juif entendit à demi-mot, s’éloigna du rusé personnage qui pouvait le rendre suspect, et s’approcha d’un air hypocrite du jeune homme qu’il voulait tromper. « Je suis, dit-il en affectant un singulier baragoin, je suis un pauvre matelot qui revient des Indes. Le besoin d’argent et l’envie extrême de regagner la Provence de mon pays, me forcent de vendre ce jonc, le seul bien qui me reste après mes folles dépenses et le voyage de long cours que j’avais entrepris. Vous aurez ce jet superbe pour la somme modique de trois louis ; ce n’est pas la moitié de sa valeur, car il a plus de trente pouces. » Séduit par le discours du fourbe, et tenté par la vue de la canne, l’officier offrit jusqu’à trente-six francs, qu’on n’hésita de prendre que jusqu’à ce qu’on fut sûr qu’il n’y avait pas moyen de lui escroquer davantage. Les deux juifs partagèrent fidèlement.
Melchisédech garda la canne qu’il tenait de son confrère, et voici l’aventure qu’elle lui attira. Il était le soir du même jour dans un café sur le boulevard, lorsqu’il vit entrer le jeune officier, qui paraissait tout fier d’avoir un jet de trente pouces. Le militaire n’eut pas plutôt aperçu la canne du juif, qu’en la méprisant, il lui montra la sienne, et lui dit d’en estimer la valeur. L’israélite répondit qu’elle pouvait lui avoir coûté cinq louis, et lui proposa de troquer, vu que la sienne avait deux pouces de plus. Le jeune étourdi se laissa persuader de faire le troc, et donna douze francs de retour.
Le juif aurait dû se retirer après cela, mais il s’amusa à boire un verre de liqueur. Tandis qu’il se délectait imprudemment, le militaire voulant s’appuyer trop fortement sur sa canne, eut la mortification de la voir se partager en deux. Furieux d’avoir été pris pour dupe, il sauta sur Melchisédech et lui appliqua maintes gourmades, en le traitant de coquin, de voleur. Le juif ne perdit point la tête ; il se saisit de la canne qu’il venait d’avoir en troc, et la cassant par la moitié, il fit voir qu’elle était entée, et que par conséquent il avait aussi été pris pour dupe. L’officier, très confus, craignit de passer pour un autre fripon, et laissa l’israélite se retirer tranquillement. »

Quelques commentaires. « Entées », en parlant des cannes, signifie qu’elles sont composées de deux morceaux rapportés, à la façon de la technique de greffage qui consiste à insérer un scion dans un rameau.

On notera l’emploi des mots « jonc » et « jet » pour désigner la canne, qui devait donc être fabriquée en jonc de Malacca, variété de rotin. Le mot « jet » signifie « roseau des Indes » et on le trouve employé dans ce sens dans le Traité des pêches par E. J. BERTRAND en 1776, à propos des cannes à pêche (« ces perches sont encore meilleures quand, au lieu de coudrier, on se sert, pour faire la canne, de jet ou roseau des Indes. »). Quant à la mesure de trente pouces, elle équivaut à environ 81 cm, un pouce mesurant 2, 7 cm.

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

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