Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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VOL DE CANNES DE COMPAGNONS A AVIGNON, EN 1835

Dans son fameux « Livre du Compagnonnage » (1839), le compagnon menuisier Agricol PERDIGUIER écrit que « Le Compagnon qui arrache la canne à un Compagnon ennemi a fait une grande prouesse ; il s’en glorifie. »

Voici l’illustration de ces lignes, rapportées par le compagnon cordonnier du Devoir Toussaint GUILLAUMOU dans ses « Confessions d’un Compagnon » (1864). Ce compagnon, dit « Carcassonne le Bien Aimé du Tour de France », rapporte qu’étant sur la route de Marseille à Aix, en 1835, avec d’autres de ses camarades, il rencontra d’autres compagnons. Ceux-là étaient de sociétés qui déniaient aux cordonniers le droit de se dire compagnons, et qui, à l’occassion, les provoquaient. Mais les cordonniers ne se laissaient pas faire… Toussaint Guillaumou raconte (p. 96-99 de la réédition des Ed. Grancher, 1996) :

« Une heure ne s’était pas écoulée, qu’un petit détachement était signalé au loin sur la route : il était composé de cinq individus, armés de cannes et de bâtons. Nous nous choisîmes cinq bâtonnistes déterminés, et nous nous portâmes vivement à la rencontre des nouveaux venus, sans remarquer que trois gendarmes nous suivaient de loin.

Ces cinq ouvriers étaient-ils du nombre de ceux que nous cherchions ? Il nous importait peu. Il nous fallait des adversaires, et, comme dans la fable du Loup et de l’Agneau, si ce n’étaient pas eux, c’étaient des leurs. Arrivés à portée, le terrible « top ! » fut crié. Nous apprîmes qu’ils étaient, les uns, tourneurs, les autres bourreliers ; c’était tout ce que nous voulions savoir. Nous attaquâmes sur-le-champ, sans même leur dire ce que nous étions nous-mêmes ; soit que notre adresse fût supérieure à la leur, soit qu’ils fussent surpris par la violence de notre attaque, ils lâchèrent pied pour chercher à fuir dans les champs. Mon adversaire, déjà blessé à la tête, tomba dans le fossé qui bordait la route, en voulant le franchir. Je profitai de sa fausse position pour lui arracher sa canne. L’ardeur que je mettais à une si « belle action » m’empêcha de voir les gendarmes, qui, arrivant sur les lieux, mirent le holà à notre prouesse. Je fus empoigné au collet, moi particulièrement, je ne sais trop pourquoi, et mis en état d’arrestation, après, bien entendu, m’avoir fait rendre la canne que j’avais « enlevée ».

Guillaumou s’en tire avec une admonestation du maire et, libéré, revient retrouver ses camarades. Ils ont l’impression qu’on leur a volé leur victoire et repartent pour en découdre avec leurs adversaires… Mais ils ne les retouvent pas et atteignent Avignon. Le lendemain, ils s’étonnent que deux de leurs camarades ne soient pas encore arrivés et décident de repartir à leur rencontre, avec le « père » des compagnons cordonniers de la ville, un nommé Bédoin.

« Nous partions de chez la mère au nombre de six, le père compris, armés chacun d’un « bâton de longueur ». Il faut bien l’avouer, puisque c’est la vérité, notre excursion matinale avait plutôt pour but la rencontre de nos ennemis que celle de nos amis.
A cinq cents pas environ des portes de la ville, nous aperçumes deux compagnons, porteurs de grandes cannes, qui venaient vers nous en habit de fête ; je ne comprenais pas d’abord cette tenue pour voyager à pied. J’appris, plus tard, qu’Avignonnais tous deux, ils avaient mis leurs effets les plus propres pour rentrer dans leur foyer. (…)

Ces compagnons, hommes mûrs déjà, d’une belle taille, répondirent hardiment qu’ils étaient compagnons chamoiseurs ; mais, quand ils surent qu’ils avaient à faire à des cordonniers, ils ne voulurent pas, dans leurs questions d’usage, parler de compagnons ; ils prétendirent même qu’il n’y en avait pas. Soit qu’ils fussent naturellement insolents, ou que la ville dont ils étaient si près les excitât à braver tout danger, un d’entre eux prétendit avoir les compagnons cordonniers ailleurs que sous la semelle de ses bottes. Il n’en fallait pas davantage pour nous faire porter à des extrémités pour lesquelles nous avions, déjà, de trop fâcheuses dispositions. Cependant, grâce peut-être à Bédoin, la lutte s’engagea, corps à corps seulement, entre l’un des chamoiseurs et celui qui avait « topé » Vannois l’Ile d’Amour. Ce pauvre Vannois (…) était alors un des plus petits de taille des compagnons de la cordonnerie, il en était aussi un des plus intrépides bâtonnistes.

Le chamoiseur, comprenant qu’il avait à faire à forte partie dans ce terrible jeu, voulut battre en retraite ; mais nous voyant à quelques pas de lui disposés à l’arrêter, il franchit le fossé, et gagna les champs. Dans la fuite, sa partie était gagnée contre son adversaire dont les jambes trop courtes ne pouvaient le suivre. Jusque-là, le dénouement était plus burlesque que dramatique ; je me rappelle que je riais de bon coeur en voyant trottiner notre breton, sur lequel le chamoiseur gagnait du champ. Mais voilà que Liégeois le Bien-Aimé, gaillard de cinq pieds onze pouces, Dauphiné la Belle Prestance, presque aussi long que lui, se mettent aux trousses du fuyard, qu’ils ne tardèrent pas à atteindre ; il voulut se mettre sur la défensive, mais la partie n’était plus égale ; il reçut un coup de bâton sur la tête qui le fit tomber à genoux, et sa canne lui fut violemment arrachée.

Tout ce que je viens de raconter s’était passé vivement, puis je souffrais tant de voir ainsi deux ou trois hommes contre un seul, que je restai comme pétrifié à la même place. Bédoin avait bondi à travers champs, sinon pour défendre, du moins pour protéger le vaincu, quand je m’aperçus que je restais seul des miens, presque à côté de l’autre chamoiseur, qui ne bougeait pas de sa place, ayant l’air de se soucier fort peu du danger de son ami. Cette indifférence me révolta. A nous deux, lui dis-je, défends-toi ; joignant l’action à la parole, je chargeai rudement mon homme. Soit faiblesse ou poltronnerie, aux premiers coups portés il jeta sa canne à mes pieds et se sauva.

Je ramassai vivement cette canne et me sauvai à mon tour, mais vers la porte de la ville où j’entrai sans obstacles. Je courus dans un garni, tout à côté de chez la mère, cachai la canne dans une paillasse de lit, et j’envoyai ensuite à la découverte, car j’ignorais comment s’était terminée cette belle équipée. Voici ce qui était arrivé : lorsque la canne avait été arrachée des mains du chamoiseur, Bédoin était arrivé sur les lieux, il avait fait comprendre à ses amis qu’il ne fallait pas profiter des avantages d’un combat déloyal, et rendre la canne à son propriétaire ; celui-ci n’en voulait plus parce qu’elle était en mauvais état et presque brisée ; il voulait qu’elle lui fût payée. Les nôtres ne voulant pas consentir à cette exigence, lui laissèrent sa canne telle qu’elle était, trouvant qu’il était quitte à bon marché de son insolente bravade.

Ils regagnèrent la route, juste au moment où arrivaient ceux de nos amis dont le retard avait été le prétexte de notre sortie matinale. L’autre chamoiseur se plaignit de ce que je lui avais, disait-il, volé sa canne ; mais ils allaient déposer une plainte contre nous, et la justice saurait bien nous la faire rendre. »

Voilà quel était le triste quotidien des compagnons de ce temps-là. Les cordonniers et les boulangers étaient les plus malmenés, mais les rixes visaient aussi les compagnons menuisiers et serruriers du Devoir de Liberté (ou Gavots), les tailleurs de pierre Passants et Etrangers, les sabotiers, les tisseurs, les charpentiers et les tanneurs, etc.

L’illustration de cet article représente une pomme de canne en ivoire d’un compagnon blancher-chamoiseur du Devoir. L’ivoire est employé pour rappeler la dénomination de ce compagnonnage (blancher, de blanc), qui était composé de tanneurs de petites peaux de mouton et de chèvre pour la ganterie. L’emploi de substances tannantes blanches et la couleur des peaux obtenues expliquent le terme de blancher. On remarquera les deux outils (couteaux) gravés en sautoir, sur la pomme. Les lettres triponctuées C.B.C. signifient Compagnon Blancher-Chamoiseur. L’absence de nom ou surnom est un indice d’ancienneté, cette canne étant probablement antérieure à 1850. Elle est conservée au Centre de mémoire des compagnons du Devoir, à Angers. (Photo. Laurent Bastard).

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

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1 Comment to “VOL DE CANNES DE COMPAGNONS A AVIGNON, EN 1835”

  1. [...] membre d’une société non « reconnue », dissidente ou irrégulière (voir l’article : Vol de cannes de compagnons à Avignon, en 1835). L’épisode narré par ARNAUD en est une nouvelle [...]

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