Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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LES CANNES DE PAUL BOURGET, PAR EUGENE MARSAN (1909)

Le journaliste, critique littéraire et écrivain Eugène MARSAN (1882-1936) fut un auteur raffiné, défenseur de l’élégance et du savoir-vivre. Il ne pouvait rester insensible à la riche collection de cannes d’un autre écrivain, Paul Bourget (1852-1935), qui lui inspira un essai intitulé « Les cannes de M. paul Bourget », publié aux Editions du Divan en 1909 (et réédité en 2009 chez L’Editeur singulier, sous le titre « Quelques portraits de dandys, précédé de Les cannes de M. Paul Bourget »).

Ce texte est intéressant car il évoque plusieurs sortes de modèles de cannes et de matériaux (joncs, rotins, bambous, cannes à mailloche, crosses, canne en verre), ainsi que deux fabricants de l’époque (Brigg et fils, rue Royale, et Antoine). Sandricourt, le personnage qui décrit les cannes de Paul Bourget, n’est autre qu’Eugène Marsan. Voici de larges extraits de ce texte.

« – L’antichambre de M. Bourget, dit-il, est décorée de tableaux anciens. Des Longhis, que je n’ai pas bien regardés. Je dévorais des yeux ses cannes merveilleuses. – Vous êtes donc si curieux, interrompit quelqu’un, nouveau venu qui ne savait pas que nous nous taisons beaucoup lorsque parle San­dricourt. – Vous l’ignoriez ? Où je m’arrête, ce n’est pas de l’indiscrétion, mais encore une vertu (…) Je vous disais que M. Bourget a des cannes magnifiques. Toutes parfaites. Considérez que, pour ne point faillir, il faut un grand goût ou d’excellentes méthodes. Nous nous mîmes à supplier notre ami d’entrer dans le détail.

- Ecoutez donc. Je n’ai pas établi un cata­logue. N’ayant passé chez M. Bourget qu’une seule. fois, je n’ai qu’une idée générale de ses cannes. Vous vous rappelez comment Taine observe que l’idée générale de l’arbre ne représente aucun arbre particulier. Toutefois, par l’imagination, il est possible de reconstituer vrai­semblablement le beau faisceau, honneur de la rue Barbet-de-Joug. Du moins, je l’ai essayé.

Olivier Sandricourt fouilla son gilet. Il y prit une longue bourse de soie, un fume-cigarettes d’ambre vert, divers petits bijoux de poche, puis une mince pochette de maroquin noir, dont il tira quelques feuillets de cet illustre papier à la forme qu’il fait venir d’Espagne, qui lui coûte si peu. C’était un manuscrit qu’il nous priait de lire, ce que je fis à mi-voix. Il portait ce qui suit.

Février 1907.

Remarques préliminaires. – Le jonc, le rotin et le bambou sont plantes de la même race (calamus rotang). La grande différence, entre ces fortunés roseaux, est dans leur émail et dans la longueur de l’entre-noeuds. Ils sont par là distingués les uns des autres, et dans les trois familles par la qualité. Il y a des joncs, des rotins communs, semblables à des parents pauvres.

– Je distribue ma collection en joncs, rotins, bam­bous et divers.

LES JONCS

1° Un gros jonc de teinte moyenne, à pomme, d’écaille blonde. La sphère est liée au bois par un léger tore métallique.

2° Un jonc de moyenne grosseur, et clair, coiffé d’un petit fez d’argent, tronc de cône fixé contre la tige par la plus petite de ses bases.

3° Un autre, assez gros, rouge, terminé par une capsule d’or toute plate : la canne du général Boulanger.

4° Les mêmes, avec des pommes de cornaline, de chrysoprase, d’héliotrope, de jaspe sanguin, et des robes diversement teintées, diversement tachées.

Commentaire. Tous ces joncs sont mâles, bien entendu. Le jonc mâle se distingue par… Connaissez-vous cette courbe algébrique, car ce n’est pas le nom d’une danse, qui s’appelle la lemniscate ? Elle a, ou peut avoir, la forme d’un 8, dont le nœud serait acutangle. Tranchez la moitié de ce huit ou de cette lemniscate. C’est pour conclure, si vous en avez le front, que la section du jonc mâle est sensiblement hémi lemniscatique. On a plutôt fait de prendre un crayon. Mais je ne méprise pas le plaisir d’avoir dit, même en termes baroques, ce qui, facile à concevoir, et qu’un enfant dessinerait, paraissait d’abord à peu près indicible.

LES ROTINS

1° Un rotin de moyen calibre, et bigarré, pareil à quelque serpent naturalisé ; la pomme, d’un vert sombre.

2° Le même, en clair, avec une sphère de cristal.

3° Plusieurs, de grosseurs différentes, nuancés comme des panthères ou plus unis que le Sahara, chacun pourvu de sa racine comme un être humain de sa tête singulière.

Remarque pour le second rotin. – Une petite fille qui vécut deux ans rue Henner, ci-devant rue Léonie, à Montmartre, puis disparut, m’a fait cadeau du plus joli rotin. Elle voulait qu’il lui ressemblât. Elle était elle-même de couleur beige, avec la taille la plus mince qui soit possible, pour vivre. Elle était née en lndo-Chine, d’un Français et d’une passante du pays. Elle avait dix-huit ans. Quelle vieille fera-t-elle, si elle ne meurt à l’hôpital ? Je lui lisais Maupassant, qu’elle aimait beaucoup, et les symbolistes, qui la déroutaient. Elle zézayait, ce qui avait bien du charme pour qui voyait en même temps un jeune corps tendre et arqué, une peau de mastic, plus brune encore aux jointures. On ne craignait pas de la briser, si souple qu’on goûtait l’illusion de l’avoir autour de soi enroulée. Elle était brillante et fragile, lunatique. A cette canne que j’ai d’elle, j’ai mis, par goût du symbole, la pomme de cristal que j’avais aperçue chez M. Bourget. Ainsi, ce maître ne laisse-t-il pas d’être imité. Des ingrats sont allés clabaudant, ils le disaient démodé. Mais la roue des années tourne. Nous reposant sur le temps du soin de garder son œuvre, nous transmettrons à nos neveux la tradition d’une élégance pleine de dignité.

LES BAMBOUS

1° Deux crosses, jaune la première et l’autre brune. Flexibles. A la courbe, des traces de flamme.

2° Les mêmes, rigides. Autant de grosseurs que de cannes.

3° Pliants ou durs, leur racine cloutée d’or, d’argent, selon la teinte, ou toute nue : pailles du royaume de Brobdignac.

Commentaire. – Quand on a dit jaune, brun, clair, foncé, les nuances demeurent innombrables. Songeant à la robe d’un cigare, je propose que nous disions à l’avenir un bambou claro, maduro, etc. ; voilà, pour les sombres, toute une gamme. Pour les jaunes, cherchons aussi des épithètes : paille, canari, lupin. Les lupins sont de petits fruits salés d’Espagne et d’Italie. Ils ont une couleur plus brillante que l’or, et la saveur de la mer.

DIVERS

1° Quelques crosses d’olivier, caroubier, oranger, myrte, laurier, baguées ou non.

2° Quelques sticks, l’un d’eux garni de cuir fauve et, classiques, des cravaches.

Conclusion. – J’ai réservé le cas privilégié de la mailloche : corne, bois de cerf, ou ce que vous voudrez. La mailloche fait penser aux armoiries de ce fameux Colleone, dont la statue est à Venise, en face l’église des saints Giovanni et Paolo. Revenue à la mode, cette canne va fort bien avec nos paletots cintrés et nos chapeaux. Pour abréger mon vocabulaire intérieur, je l’appelle la canne de M. de Broglie. Celle que possède M. Bourget est-elle d’aujourd’hui ou vieille ? Je penche pour la seconde hypothèse. Naturellement, je vous accorderai qu’elle est laide, qu’elle n’est ni belle ni laide, si vous me venez parler de vraie beauté, du marbre de la Vénus de Milo. Je la tiens seulement pour le modèle de ces objets qui ne sont pas faits pour orner jamais aucun musée, mais qui, pour avoir été établis avec des matières simples, éprouvées et rares, par des ouvriers adroits, sont la parure de la vie quotidienne. Les initiés se reconnaissent entre eux à des perfections de cet ordre, le grain du costume, la toile et la pointe du faux-col.

J’ai un ami qui sortit un jour avec une canne de verre coloré. Sur mes représentations, il laissa chez lui cet instrument de panoplie. Il la remplaça par une bande levée sur le cuir d’un hippopotame. Imaginez une immense aiguille à tricoter, en celluloïd. Je menaçai de ne plus lui adresser la parole. C’est dire que la simplicité a partout mes préférences. Quoi de plus joli, par exemple, qu’un lacet de soie ou de cuir fin passé à l’oeillet d’un jonc, dont le bout soit de corne, et la pomme une pierre sombre ? M. Bourget aura ce jonc, il aura cette pierre, il aura deux, trois joncs. Il dédaigne ce lacet qui pourtant… »

Le texte d’Olivier Sandricourt finissait de cette manière indolente.

- Votre tableau me plaît, lui dis-je, mais sur quelle apparence croyez-vous que la canne à mailloche de M. Bourget ne soit pas toute neuve ? Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il l’ait récem­ment achetée chez Brigg et fils, ou rue Royale, ou chez Antoine ?

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

NB : je souhaiterais ajouter que ANTOINE (Antoine S.A. existe toujours, 10 avenue de l’Opéra). « A Paris, spécialiste de la canne et du parapluie depuis 1745, Antoine vous propose également ses foulards, gants, éventails, chapeaux de pluie et ombrelles « . Franchement, respect !

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