Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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DES BATONS AU MARIAGE DES BRIGANDS D’ORGERES

A Orgères (Eure-et-Loire), avant et pendant la Révolution, s’était formée une bande de brigands qu’on appelait les « chauffeurs » parce qu’ils faisaient rôtir les pieds de leurs victimes pour les faire avouer où était caché leurs économies. De 1792 à 1798, ces criminels écumèrent l’Orléanais, le Gâtinais, le Vendômois, le Blaisois, la Sologne, le Perche, le Berry, la Normandie et les environs de Versailles. L’instruction de leur procès permit de recueillir des détails sur leur organisation.

On apprit notamment comment s’effectuaient les mariages entre les hommes et les femmes, très nombreux, qui composaient cette vaste association de malfaiteurs composée de 400 membres. Ces détails ont notamment été rapportés par R. FICHET dans la « Revue de Paris » de novembre 1851, p. 19-20, sous le titre « Les Brigands d’Orgères, les derniers chauffeurs ». Il les relate d’après le journal local « Le Glaneur d’Eure-et-Loir », de 1845 et 1846. (source : Google livres).

Voici le récit du mariage du chef de la bande, le « Beau François ». Ce mariage aurait été célébré en 1788 dans la bande précédente, celle de « Fleur-d’épine », mort en 1792.

« Le cérémonial d’Orgères était, du reste, d’une simplicité primitive. A tout membre de la bande il fallait, pour se marier, le consentement des chefs. Les parties ne pouvaient cesser de vivre ensemble, comme mari et femme, sans avoir rendu compte au chef de leur motif de divorce. Celui-ci jugeait dans sa sagesse, et celui des deux conjoints qu’il estimât avoir tort recevait un certain nombre de coups de bâton, avec injonction de vivre à l’avenir en bonne union et de ne pas donner un mauvais exemple à la bande. Cette justice sommaire du bâton était sans appel. Les parties s’y soumettaient sans dire un mot, et se gardaient bien d’y revenir.

Le curé des pègres, tenant en main une baguette symbolique, fit placer le beau François à sa droite et Rose Bignon à sa gauche, tenant aussi, chacun de leur côté, un bâton normand à la hauteur de deux pieds de terre, et dont les deux crosses se joignaient.
Après leur avoir donné lecture du texte du règlement d’obéissance sur les mariages, il enjoignit au beau François de rester d’un côté des bâtons, tandis que Rose Bignon se tenait de l’autre. Puis, élevant lui-même la baguette au-dessus de la tête des deux conjoints :
- Gueux, lui demanda-t-il, veux-tu de la gueuse pour largue et daronne (pour épouse et femme) ?
- Oui, gueux, répondit le beau François, je le veux et je la prends.
- Gueuse, reprit le curé des pègres en s’adressant à Rose Bignon, veux-tu du gueux pour dabe et pour mecc (pour mari et maître) ?
- Oui, gueux, répondit Rose Bignon.
Le consentement mutuel ainsi donné, le curé des pègres élevant la voix :
- Saute dessus, gueux ! s’écria-t-il.
Le beau François s’élança aussitôt par dessus les deux bâtons, s’empara de Rose qu’il souleva vigoureusement de terre entre ses deux bras nerveux, et disparut avec elle dans la pénombre du souterrain du père Pigolet, aux applaudissements et aux vivat réitérés de la bande.
Plusieurs mariages eurent lieu ensuite avec de semblables formalités, auxquelles succéda un repas immense. »

Frantz FUNCK-BRENTANO a donné quelques détails supplémentaires sur ce dernier rite, dans « Les Chauffeurs » (rapporté dans les « Contes populaires et légendes du Val-de-Loire », 1976, p. 213) : « Le consentement mutuel ainsi donné, le curé désignait les bâtons que les deux brigands avaient rapprochés de manière à en joindre les bouts : – Saute, gueux ! Et le jeune époux sautait par-dessus les deux cannes ; puis, le même ordre étant donné à la jeune femme, au moment où celle-ci s’apprêtait à sauter, les deux bâtons s’écartaient devant elle pour lui donner libre passage. »

Dans toute sa simplicité, on perçoit bien le symbolisme du rite : il s’agit d’un « passage » d’un état à un autre, celui de célibataire à époux. Les bâtons tracent la frontière entre ces deux états et il faut passer au-dessus pour accéder de l’un à l’autre. Ce type de rite se retrouve sous de multiples formes de par le monde.

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

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2 Comments to “DES BATONS AU MARIAGE DES BRIGANDS D’ORGERES”

  1. Picard la fidelite dit :

    Il est très intéressant de découvrir ce passage ; en effet, durant la seconde moitié du XXe siècle, un compagnonnage connaissait cette pratique (aujourd’hui abandonnée) lors de la cérémonie destinée au jeune ouvrier, qui allait devenir par ce fait aspirant.
    Cela consistait à présenter le jeune ouvrier devant deux cannes, chacune tenue, à hauteur de ceinture, par deux compagnons, l’un placé à droite et l’autre à gauche, comme deux gardiens de salle. Les deux cannes croisées à leur base, et se touchant, fermaient ainsi le passage.
    Il était demandé au jeune ouvrier de sauter par dessus ces deux cannes, à pieds joints ; vu la hauteur, c’était chose impossible… Il hésitait mais il était encouragé à haute voix : « Sautez, mon Pays ! Allez, sautez ! »
    Devant ces encouragements – qui avaient aussi, étant donné l’intonation, une valeur d’ordre – l’ouvrier sautait ! au moment du saut, les deux compagnons baissaient leurs cannes, afin de permettre à celui-ci de franchir ce mur symbolique… et de découvrir derrière celui-ci les beautés et charmes du joli tour de France !!! et croyez moi, le tour de France, il est joli !

    Picard la fidélité

  2. Laurent BASTARD dit :

    Le commentaire de notre ami Laurent Bourcier dit Picard la Fidélité, compagnon pâtissier resté fidèle au Devoir, est fort intéressant.

    Il amène à se poser des questions à propos des des rites similaires par leur forme (bâtons croisées qui s’écartent au passage), analogues dans leur fonction (passer d’un état à un autre) mais différents dans leur finalité précise (mariage simulé chez les bandits, passage de l’aspirant chez les compagnons), leur contexte, leur datation.

    S’il n’y a évidemment pas eu transmission des bandits aux compagnons (les deux groupes s’ignoraient et surtout 150 ans les séparent), y aurait-t-il aux tréfonds inconscients de l’âme humaine un puits d’images synthétiques et de rites de base où l’imagination vient périodiquement puiser en pensant faire du nouveau ? Car il y a bien ici répétition sans transmission et large écart temporel.

    Des visiteurs du site connaissent-ils dans d’autres contextes, à d’autres époques, en d’autres pays ou continents, des rites analogues, symbolisant le passage, où interviennent des bâtons ?

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