Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
Bibliothèque de ressources historiques, culturelles, artistiques, litteraires, sportives…sur la canne et le bâton, en France et dans le monde…
La canne avalée d’Eugène Montfort (1926)

Petite Bouillabaisse

L’écrivain Eugène Montfort (1877-1936) est l’auteur de plusieurs romans publiés durant l’entre-deux-guerres et il fut le premier directeur de la Nouvelle Revue Française. En 1926, il publie aux éditions du Divan une série de courts récits et nouvelles pleins d’esprit sous le titre « Petite Bouillabaisse ». Y figure la nouvelle intitulée « La Canne », dont la lecture est loin d’être… indigeste !

LA CANNE

Après mon déjeuner j’étais sorti prendre un peu l’air, le temps n’était point laid ; ce ciel couvert convenait à la mélancolie du boulevard extérieur sur lequel je flânais en fumant un cigare. J’avais pensé qu’il ne pleuvrait pas, car j’avais pris ma canne, une canne neuve en bois clair qui me plaisait beaucoup. Je marchais doucement sur le terre-plein établi au milieu du boulevard et je regardais distraitement autour de moi, quand je vis venir de mon côté un homme qui portait sur l’épaule un sabre, une lardoire et une baïonnette ; une chaise suspendue par le haut du dossier à l’extrémité de ces armes lui battait le dos ; sous son bras gauche, un morceau de tapis était roulé ; il était coiffé d’une casquette et vêtu, sous sa veste, d’un maillot blanc qui découvrait le cou.

Il fit halte tout près de moi, se débarrassa de la chaise et la posa sur ses quatre pieds, puis jeta sa ferraille sur le macadam et déroula son tapis devant la chaise. Ceci fait, il me regarda. J’avais interrompu ma promenade et quelques passants s’étaient arrêtés aussi : un plombier, un chasseur de restaurant et une petite femme blonde.

« Tenez, messieurs, dames, approchez un peu plus près… » dit l’homme.

Alors, il tira de sa poche une souris blanche et la jucha sur le dossier de la chaise ; la souris, tournant son petit museau à droite, à gauche, avançait avec circonspection. L’homme la reprit, la mit sur sa poitrine, et elle sortit bientôt par la manche. Nous regardions ce spectacle avec intérêt. D’autres passants s’étaient arrêtés. L’homme aux sabres fit rentrer l’animal dans sa poche, puis il enleva sa veste et sa casquette, et il apparut en maillot blanc, les bras et le cou nus. Il était petit, gringalet, une figure maigre avec une moustache mince.

- « Tenez, mesdames et messieurs, dit-il d’une voix hâtive, mais enrouée, je vais avoir l’honneur d’exécuter devant vous quelques exercices qui ont obtenu l’applaudissement du roi d’Angleterre quand le les lui ai présentés à London l’année dernière. Vous pouvez juger du travail. J’avalerai d’abord la baïonnette, puis j’avalerai cet instrument – il désignait la lardoire – j’avalerai ensuite le sabre que voici ; vous pouvez prendre en mains, mesdames et messieurs ! »
Le plombier prit le sabre, et dit :
- « Le v’la. C’est mon bancal quand j’ai fait mon temps. »
J’écoutais, appuyé sur ma canne. L’avaleur de sabres avait jeté un coup d’oeil sur ma canne neuve. Il fit un pas vers moi :
- « Et enfin, messieurs, dit-il, si ce gentleman – ce jantlemant, prononçait-il – si ce jantlemant le permet, pour finir et terminer, j’avalerai sa canne. »

Il tendait la main, et je ne pus faire autrement que de lui donner ma canne, mais je le regrettai aussitôt, et je fus ennuyé quand je vis ma jolie canne en bois clair rejoindre sur le trottoir la baïonnette, le sabre et la lardoire. Enfin !… tout le monde me regardait !…

L’homme rejeta sa tête en arrière, introduisit la pointe de la baïonnette entre ses dents et fit descendre dans son gosier celle-ci, jusqu’à la garde. Puis, d’un seul coup, il la ressortit, le bras en l’air.
- Voilà le travail, dit-il. Je vais avoir l’honneur d’exécuter le même exercice avec l’instrument, avec le sabre, et avec la canne de monsieur, allons, messieurs dames, encouragez-moi. A vous tous, cré nom ! vous pouvez bien faire vingt sous ! Ca donne soif d’avaler des sabres, ça ne me fera pas de mal tout à l’heure de sucer un demi-setier.

Quelques pièces de cuivre tombèrent sur le sol. L’homme les ramassa et les compta.
- Il y a sept sous, déclara-t-il. Allons, messieurs dames…
Il prit sa souris dans la poche de sa veste et la posa sur son cou. Quelques sous tombèrent. Mais c’était long. Je regardais ma canne. Enfin, l’homme saisit la lardoire et l’avala. « Ah ! ça ! », fit le plombier. Et il lâcha un gros sou.
- Vous voyez que je fais bien tout ce que j’annonce, dit l’avaleur de sabres. Eh bien ! maintenant, je vais avaler la canne de monsieur. Rendez-vous compte. C’est pas du truc et du boniment. V’la un objet qu’on n’a jamais avalé. C’est-il vrai, monsieur ?

Il brandissait ma canne et me regardait, je fis signe que c’était bien vrai ; j’étais d’ailleurs de plus en plus contrarié en voyant ma canne entre ses mains sales.
- Allons, messieurs, pour avaler la canne de monsieur, il ne manque plus que dix sous. Personne ne dira que ce travail-là ne vaut pas dix sous.
Afin d’en finir je fouillai dans mon gousset et j’en tirai une pièce blanche.
- Merci, baron, fit l’homme. Voyez, messieurs dames, comme ce jantlemant est pressé de voir avaler sa canne ! ajouta-t-il.
Il y eut des sourires.

Il prit ma canne, l’essuya avec un foulard crasseux, puis, rejetant la tête en arrière, comme il l’avait fait précédemment pour la baïonnette, la lardoire et le sabre, il se l’enfonça dans la gorge. La canne descendait lentement, descendait toujours. Je mâchais mon cigare nerveusement. Le public regardait en silence, visiblement anxieux.

D’après la longueur du bâton, j’essayais d’évaluer l’endroit qu’il avait atteint. J’étais effrayé, l’homme engloutissait tout, jusqu’à la crosse. Maintenant, de sa bouche, rien ne saillissait plus que le manche recourbé de la canne. Mais tout-à-coup son visage devint d’un rouge atroce, les veines de son cou se gonflèrent, et il tomba comme une masse, le buste droit et raide, épouvantable avec sa tête fixée, comme clouée en arrière, et les yeux hors de l’orbite.
On poussa des cris dans le public. On s’agita, on se bouscula. Au tumulte, on vit la petite souris blanche sortir de la poche de la veste et s’enfuir, affolée. L’homme était là, par terre, mort. Un sergent de ville arrivait à grands pas. Mais je ne voulus pas en voir davantage, je m’éloignai, bouleversé, et je rentrai chez moi sans canne.

Nouvelle trouvaille de Laurent Bastard, rédacteur de l’article ! Merci :) …bon appétit !

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