Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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DUEL A L’EPEE ET AU BATON, PAR SAINTINE (1857)

Xavier-Boniface SAINTINE (1798-1865), poète, dramaturge, romancier, publia en 1857 un roman intitulé « Les métamorphoses de la femme » où il place un duel entre Albert de Londe, dandy prétentieux, et Timothée, un ouvrier sculpteur, suite à un différend portant sur l’achat d’une mansarde (p. 136 à 147).
Les armes habituelles de l’un et de l’autre duellistes – l’épée et le bâton – sont successivement employées.
La scène débute par l’attitude menaçante d’Albert, qui agite sa cravache :

« Est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? lui dit-il ; et, saisissant un bâton ferré placé près de lui, il le fit tournoyer entre ses doigts avec une prestesse et une dextérité merveilleuses.
- Qu’est-ce que cela signifie ? dit le gentleman en faisant cesser tout à coup le sifflement de sa cravache et la plaçant sous son bras, sans cesser d’avoir la main dessus cependant.
- Cela signifie, dit l’artisan, en interrompant la rotation de son bâton, le posant à terre et s’en servant comme de point d’appui, à la manière des lutteurs, cela signifie, monsieur, qu’une première fois vous m’avez menacé de ce petit bijou ; je ne vous l’ai point brisé sur la figure par égard pour l’oeuvre de l’artiste ; aujourd’hui, si pareille fantaisie vous reprend, prenez garde à votre tour !
- Il me menace ! s’écria Albert, et, par un mouvement irréfléchi, il brandit de nouveau sa cravache, sans la diriger toutefois vers son adversaire.
Timothée recommença tranquillement son moulinet.
- Et dire qu’on ne peut se battre avec ces gens-là ! dit Albert en frappant du pied avec fureur.
- Pourquoi pas ? Admettez-vous donc seulement qu’on puisse les battre, ces gens-là ? Vous avez des poings comme moi, un bâton n’est pas si difficile à trouver. D’ailleurs, c’est la mode aujourd’hui, même parmi les « modernes ».
Il disait vrai, et le bel Albert lui-même en était la preuve, car il s’était distingué tour à tour dans les salles d’escrime et dans celles de pugilat, où il était regardé comme un coryphée du double genre.

- Oh ! si j’osais !… murmura-t-il, les dents serrées… mais un duel au bâton… et avec un ouvrier !
-Plaît-il ? ne faut-il pas avoir été reçu bachelier ès lettres pour faire votre partie ? Je suis fâché de ne pas être resté plus longtemps au collège.
- Au collège !… répéta Albert en relevant la tête ; il a été au collège ! et s’adressant au jeune sculpteur avec plus de calme et même avec une sorte de bienveillance : – vous avez donc reçu quelque éducation ? On peut donc se battre avec vous sans trop se faire moquer de soi ?
- J’ai fait ma quatrième. Dame ! voyez si Cornelius Nepos et les Conciones Ciceronis sont suffisants pour donner ou recevoir un coup de bâton.
- Le bâton ! le bâton ! reprit Albert avec un mouvement de dégoût. Ah ! si seulement vous saviez tenir une épée !
- J’ai six mois de salle.

Ils se rapprochèrent, et, par une concession réciproque, il fut convenu que le lendemain on se rencontrerait au bois de Vincennes. Albert apporterait deux épées de même forme et de même longueur ; Timothée, deux bâtons ferrés de même poids et de hauteur égale. On tirerait au sort de quelle arme on ferait d’abord usage ; puis, après un temps marqué de première lutte sans résultat décisif, il devait suffire de la réclamation de l’un des deux adversaires pour changer le genre de combat.
Après ce pacte bizarre entre le dandy et l’ouvrier, Albert partit en se disant : – Le drôle aura la vie dure s’il en réchappe ! (…)

Dès le grand matin, Timothée s’était costumé de son mieux : parure des grands jours, petite redingote noire, gilet et cravate de soie ; puis il s’était rendu, non chez le plus brave mais chez le plus élégant de ses camarades d’atelier. Il tenait avant tout à ce que le corps des ouvriers sculpteurs fût dignement représenté dans le combat qui allait avoir lieu.
Arrivé sur le terrain avec son témoin, lequel portait ainsi que lui un bâton ferré, en guise de canne, il n’avait pas tardé à voir s’arrêter une voiture de louage à quelque distance. Deux hommes en étaient descendus.

Selon les conventions, on tira au sort de quelle arme on ferait d’abord usage. Le hasard favorisa de la Londe, qui sortit de dessous son manteau deux petites épées jumelles.

Après quelques passes d’essai, Albert se fendant tout à coup à fond, allongeant le fer avec vigueur, atteignit son adversaire en pleine poitrine, sous la mamelle gauche, et, baissant la pointe de son épée, il attendit qu’il tombât.
Cependant Timothée ne bougea pas.

La lame avait glissé le long des côtes, et, quoi qu’elle eût pénétré fort avant, n’avait fait qu’un office de séton du sein à l’épaule ; à peine si, aux deux extrémités de la blessure, une tache de sang rougissait la chemise. Invoquant son droit, Timothée demanda sa revanche au bâton.

Cette fois, Albert comprit qu’il avait affaire à un partenaire d’une force au moins égale à la sienne. Il se tint d’abord à la parade, guettant l’occasion de poster un coup droit, décisif, lorsqu’il se sentit effleuré au visage.

Rendu furieux alors, il se précipita sur son adversaire, mais celui-ci, avant même d’être touché, venait de tomber sur le sol.
La blessure, faite par l’épée du dandy, était plus grave qu’on ne l’avait supposé d’abord. Le fer, en glissant, avait été sous l’épaule entamer l’artère axillaire ; du moins telle fut la déclaration d’un médecin accouru sur-le-champ de Fontenay-sous-Bois. Il n’en pouvait réchapper, au dire du même docteur.

Le blessé fut transporté dans le fiacre, et son témoin le reconduisit dans sa mansarde.
Rentré chez lui de son côté, et se disposant à réparer le désordre de sa toilette, Albert se regarda dans une glace et poussa un cri d’horreur. Le bâton de l’ouvrier, en effleurant sa figure, a ricoché et laissé trace depuis le haut de l’orbite de l’oeil jusqu’à la base du nez. Une affreuse ecchymose lui maltraitait une partie de la face (…)

Un lion de vraie race peut-il, portant encore l’empreinte du bâton qui l’a frappé, se montrer dans Paris sans mourir de honte ?
L’élégant Albert jugea prudent de s’éloigner, pour laisser à sa balafre le temps de s’effacer et à Timothée celui de mourir. »

Le portrait de Saintine est extrait de la notice le concernant, sur Wikipédia.

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

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