Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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LA TROISIEME JAMBE DE JACQUILLE, PAR GEORGES CLEMENCEAU

Georges CLEMENCEAU (1841-1929) est connu comme le « Père la Victoire » pour son action durant la Grande Guerre. Il l’est aussi comme homme d’Etat radical-socialiste, ministre de l’Intérieur (le « Tigre » et ses brigades), comme président du conseil, etc. C’était aussi un homme de grande culture, amateur d’art et écrivain.

En 1896, chez Fasquelle, il publie un gros ouvrage sous le titre « Le Grand Pan », où il évoque sa vision des hommes, de la nature, des animaux, inspirée du paganisme antique. Il y a de très belles pages dans ce livre méconnu.

Dans l’une des nouvelles du livre intitulée « Jacquille », il rapporte les dernières années d’un vieux paysan, hébergé et nourri à tour de rôle par ses deux fils, âpres au gain et avares de sentiments.

Voici quelques extraits de ce beau texte, où le père Jacquille est décrit, appuyé sur son bâton de cormier qui lui sert de troisième jambe :

« Quand je le vis pour la première fois, il était déjà devenu Jacquille, un petit vieux cassé en équerre au pli des reins, la branche supérieure ayant subi l’attraction de la terre au point de faire avec la verticale un angle droit. C’est pourquoi Jacquille représentait merveilleusement cette bête à trois pattes dont le méchant Sphinx proposa l’énigme à Oedipe de Thèbes, fils de Laïus. Sans la troisième jambe d’un bâton, le vieux n’aurait pu ni cheminer ni même se tenir debout. La tête aurait emporté le derrière, et, se fichant dans le sol, nous aurait donné la figure du triangle rectangle sur l’hypoténuse de la terre. Une trique de cormier prévenait cet accident. Appuyée sur ce bois, la main, soutenant le menton, assurait l’équilibre du corps et permettait la marche, tête et bâton en avant. »

Mais le père Jaquille pouvait se redresser lorsqu’il rendait visite à sa mule. Et la « troisième jambe » se transforme en sceptre impérial !

« Sans s’embarrasser de tant de soucis, le vieux paysan cheminait, relevant, pour voir sa route, la vieille face brûlée, ravinée, encadrée de mêches blanches sous le bonnet de coton bleu. Comme vous l’eussiez plaint au départ ! Mais quelle surprise au retour ! A la barrière du champ la « bretonne » blanche l’attendait, le large flanc gonflé de la petite mule à venir, caressant de l’oeil celle qui vint il y a six mois : une étrange toison noire ébouriffée sur quatre grandes pattes toutes raides, avec une longue tête au museau blanc, aux oreilles démesurées si mobiles, si expressives, si parlantes. Ni brides, ni licou. A quoi bon ? Grimpant aux traverses de la barrière, s’aidant de la tête et des coudes et du ventre, Jacquille arrivait à la hauteur du dos de la « bretonne », et, par des mouvements de natation, l’enfourchait. Alors c’était le miracle. La même raideur du rein qui à terre faisait le torse horizontal, lui commandait l’attitude verticale dès que Jacquille était sur son derrière. Les jambes raidies à hauteur de l’épaule de la bête pointaient maintenant vers l’horizon, et l’homme qui avait tout à l’heure quitté le village à trois pattes, y rentrait en empereur romain sur son coursier de bataille, tout droit, la face au ciel, brandissant le sceptre de cormier. »

L’illustration de cet article n’est pas issue du Grand Pan mais du magazine « La Semaine des enfants » du 10 août 1861. Elle nous montre aussi un vieil homme courbé sur sa canne, sa « troisième jambe ».

Article rédigé par Laurent Bastard, merci :)

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