Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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HADGI-STAVROS ET LA BASTONNADE SUR LES PIEDS

L’écrivain Edmond ABOUT (1828-1885) publia en 1857 son roman « Le Roi des montagnes », qui casse le mythe du héros grec de la guerre d’indépendance contre les Turcs. Le reste de l’Europe était alors très favorable aux Grecs opprimés.
Le Roi des montagnes, c’est Hadgi-Stavros, un brigand sanguinaire, sans foi ni loi, d’une cruauté sans égale, bien loin du personnage romantique vu de France ou d’Angleterre.

L’histoire se déroule en 1856 et met en scène un groupe d’Anglais idéalistes venus explorer la Grèce, auxquels s’est joint un jeune herboriste. Ce dernier raconte les péripéties de son voyage, et surtout la capture du groupe par les brigands d’Hadgi-Stavros. Après une tentative d’évasion qui échoue et la mort accidentelle de son gardien, le jeune scientifique est conduit devant le roi des montagnes pour être puni de la bastonnade sur la plante des pieds.
Cette sanction était autrefois en usage dans toutes les provinces de l’Empire ottoman et en Perse, et elle a déjà fait l’objet de plusieurs articles sur ce site (En Perse, les coups de bâton sur la plante des pieds ; La folie traitée à coups de bâton chez les Turcs ; La mort par mille coups de bâton).

Voici l’extrait où il en est question. L’intérêt du texte vient de ce qu’il est censé émaner de celui qui subit le châtiment, et non d’un observateur extérieur. Sa crédibilité en est renforcée.

« Le Roi fit un signe à son chiboudgi, qui courut aux bureaux et revint avec deux longues gaules de laurier d’Apollon. (…) Hadgi-Stavros (…) me dit en souriant : « C’est pour vous que je travaille. Déchaussez-vous, s’il vous plaît. »
Il dut lire dans mes yeux une interrogation pleine d’angoisse et d’épouvante, car il répondit à la demande que je n’osais lui adresser : « Je ne suis pas méchant, et j’ai toujours détesté les rigueurs inutiles. C’est pourquoi je veux vous infliger un châtiment qui nous profite en nous dispensant de vous surveiller à l’avenir. Vous avez depuis quelques jours une rage de vous évader. J’espère que lorsque vous aurez reçu vingt coups de bâton sur la plante des pieds, vous n’aurez plus besoin de gardien, et votre amour des voyages se calmera pour quelque temps. C’est un supplice que je connais ; les Turcs me l’ont fait subir dans ma jeunesse, et je sais par expérience qu’on n’en meurt pas. On en souffre beaucoup ; vous crierez, je vous en avertis. Vasile vous entendra du fond de sa tombe, et il sera content de nous. »

A cette annonce, ma première idée fut d’user de mes jambes tandis que j’en avais encore la libre disposition. Mais il faut croire que ma volonté était bien malade, car il me fut impossible de mettre un pied devant l’autre. Hadgi-Stavros m’enleva de terre aussi légèrement que nous cueillons un insecte sur un chemin. Je me sentis lier et déchausser avant qu’une pensée sortie de mon cerveau eût le temps d’arriver au bout des membres. Je ne sais ni sur quoi on appuya mes pieds ni comment on les empêcha de reculer jusqu’à ma tête au premier coup de bâton. Je vis les deux gaules tournoyer devant moi, l’une à droite, l’autre à gauche ; je fermai les yeux et j’attendis. Je n’attendis pas assurément la dixième partie d’une seconde, et pourtant, dans un si court espace, j’eus le temps d’envoyer une bénédiction à mon père, un baiser à Mary-Ann, et cent mille imprécations à partager entre Mme Simons et John Harris.

Je ne m’évanouis pas un seul instant ; c’est un sens qui me manque, je vous l’ai dit. Aussi n’y eut-il rien de perdu. Je sentis tous les coups de bâton, l’un après l’autre. Le premier fut si furieux, que je crus qu’il ne resterait rien à faire pour les suivants. Il me prit par le milieu de la plante des pieds, sous cette petite voûte élastique qui précède le talon et qui supporte le corps de l’homme. Ce n’est pas le pied qui me fit mal à cette fois ; mais je crus que les os de mes pauvres jambes allaient sauter en éclats.
Le second m’atteignis plus bas, juste sous les talons ; il me donna une secousse profonde, violente, qui ébranla toute la colonne vertébrale, et remplit d’un tumulte effroyable mon cerveau palpitant et mon crâne près d’éclater.
Le troisième donna droit sur les orteils et produisit une sensation aiguë et lancinante, qui frisait toute la partie antérieure du corps et me fit croire un instant que l’extrémité du bâton était venue me retrousser le bout du nez. C’est à ce moment, je pense, que le sang jaillit pour la première fois.

Les coups se succédèrent dans le même ordre et aux mêmes places, à des intervalles égaux. J’eus assez de courage pour me taire aux deux premiers ; je criai au troisième, je hurlai au quatrième, je gémis au cinquième et aux suivants. Au dixième, la chair elle-même n’avait plus la force qu’il faut pour se plaindre ; je me tus. Mais l’anéantissement de ma vigueur physique ne diminuait en rien la netteté de mes perceptions. J’aurais été incapable de soulever mes paupière, et cependant le plus léger bruit arrivait trop à mes oreilles. Je ne perdis pas un mot de ce qui se disait autour de moi. C’est une observation dont je me souviendrai plus tard, si je pratique la médecine. Les docteurs ne se font pas faute de condamner un malade à quatre pas de son lit, sans songer que le pauvre diable a peut-être encore assez d’oreilles pour les entendre.
J’entendis un jeune brigand qui disait au Roi : « Il est mort. A quoi bon fatiguer deux hommes sans profit pour personne ? » Hadgi-Stavros répondit : « Ne crains rien. J’en ai reçu soixante à la file, et deux jours après je dansais la Romaïque.
- Comment as-tu fais ?
-J’ai employé la pommade d’un renégat italien appelé Luidgi-Bey… Où en sommes-nous ? Combien de coups de bâtons ?
-Dix-sept.
-Encore trois, enfants ; et soignez-moi les derniers ! »

Le bâton eut beau faire. Les derniers coups tombaient sur une matière saignante, mais insensible. La douleur m’avait presque paralysé.
On m’enleva du brancard ; on délia les cordes ; on emmaillota mes pieds dans des compresses d’eau fraîche, et, comme j’avais une soif de blessé, on me fit boire un grand verre de vin. La colère me revint avant la force. Je ne sais si vous êtes bâti comme moi, mais je ne connais rien d’humiliant comme un châtiment physique. Je ne supporte pas que le souverain du monde puisse devenir pour une minute l’esclave d’un vil bâton. Etre né au dix-neuvième siècle, manier la vapeur et l’électricité, posséder une bonne moitié des secrets de la nature, connaître à fond tout ce que la science a inventé pour le bien-être et la sécurité de l’homme, (…) et ne pouvoir se défendre d’un coup de canne, c’est un peu trop fort, en vérité ! »

Fou de rage, je jeune homme insulte alors ses bourreaux. Dans un suprême effort, il parvient à s’emparer d’un pistolet à la ceinture de l’un d’eux, vise le Roi à la tête mais la balle ne fait que lui écorcher un sourcil. A nouveau maîtrisé, il entend le Roi le sermonner :

« Comme tous mes sujets ne sont pas à l’épreuve de la balle et que vous pourriez vous laisser aller à quelque nouvelle imprudence, nous appliquerons à vos mains le même traitement qu’à vos pieds. Rien ne nous empêcherait de commencer sur l’heure ; cependant j’attendrai jusqu’à demain, dans l’intérêt de votre santé.
Vous voyez que le bâton est une arme courtoise qui ne tue pas les gens ; vous venez de prouver vous-même qu’un homme bâtonné en vaut deux. »

L’illustration est l’une des gravures illustrant le roman publié en feuilleton dans le « Journal pour tous » du 15 août 1860.

Article rédigé par Laurent Bastard, merci :)

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